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MYTHE FRANCISATION PRECOCE

LE MYTHE DE LA FRANCISATION PRECOCE

La pratique linguistique à Bruxelles du 12e siècle à 1794

 

 

 

Introduction

 

En 1985, les étudiants des deux licences en Philologie Germanique de l’U.I.A.  à Anvers assistèrent à un cours sur invitation ayant pour objet  ‘L’usage des Langues à Bruxelles avant l’Occupation Française(1792/94-1815)’. Auparavant, ils avaient répondu à un questionnaire.[1] Cette enquête devait sonder leurs connaissances sur ‘Bruxelles’ à l’état actuel autant qu’historique. Une des questions portait entre autres sur le pourcentage de Bruxellois francophones à la fin du 18e siècle. Or, en 1985 nous disposions de deux publications fournissant la réponse à cette question concrète. D’une part il y avait, de la main de l’avocat J.B.C. Verlooy, le fameux texte de 1788 connu comme la « Verhandeling op d’Onacht der Moederlyke tael in de Nederlanden » (Dissertation sur l’irrespect de la langue maternelle dans les Pays-Bas) ; d’autre part l’historien Hervé Hasquin avait publié une étude sur le sujet datant de 1979[2].

 

La Verhandeling op d’Onacht fournit le témoignage d’un contemporain, à savoir de Jean Baptiste Verlooy (1746-1797). Il était parfaitement au courant de la situation bruxellois. Originaire de Houtvenne, village en Campine, il habitait et travaillait dans la capitale princière (‘de Princelycke Hoof(d)stadt van ‘t Nederland’). Cet adepte  des Lumières était avocat près le Conseil du Brabant[3]. Selon Verlooy, Bruxelles ne comptait en 1788 que 5% de francophones[4]. Autrement dit, avant l’occupation française (1792/94-1815), quelque 95% des Bruxellois étaient néerlandophones. Une étude bien plus récente avait corroboré le contenu de la Verhandeling op d’Onacht : en 1979, Hervé Hasquin avait publié les résultats d’une étude sur l’emploi des langues dans les actes notariés bruxellois. Le professeur de l’ULB à Bruxelles en induisit qu’aux environs de 1785, près de 90% de la population bruxellois utilisait le néerlandais comme langue véhiculaire.[5]

 

2. Bruxelles, source de tous les maux

 

En 1985 il, s’avéra de l’enquête que les germanistes anversois étaient convaincus qu’aux environs de 1790 la moitié des Bruxellois étaient francophones… Ils croyaient donc qu’à la fin du 18e siècle, Bruxelles hébergeait dix fois plus de francophones que le nombre réel…

 

Ceci n’est pas exceptionnel. Ce sont surtout les néerlandophones qui ont tendance à surestimer l’importance de la francisation de Bruxelles  pendant l’Ancien Régime. Cette conception erronée provient dans une large mesure de l’image de marque négative dont ‘Bruxelles’ « jouit » en Flandre[6]. Bon nombre de néerlandophones ne se sentent pas chez eux dans cette ville. A leurs yeux, la capitale constitue le symbole par excellence de la Belgique dominée par la bourgeoisie francophone. En outre, ils imputent aux autorités établies à Bruxelles – non seulement les administrations belges, mais également les flamandes et même les européennes – la responsabilité de bon nombre de mesures qui leur compliquent la vie . « C’est encore Bruxelles qui a inventé cela ! » est un cri fréquent. Ainsi on passe assez légèrement sur le fait évident que toutes ces décisions, ces préceptes, lois et règlements  sont le plus souvent le résultat d’interventions de la part de gens qui n’ont rien à voir avec ‘Bruxelles’.

 

L’aversion envers Bruxelles ne se rapporte pas seulement à la situation actuelle mais elle est aussi projetée sur le passé. Elle influence dès lors l’image que les néerlandophones se font de la pratique linguistique à Bruxelles sous l’Ancien Régime. Cela n’est pas fait pour nous étonner puisqu’aussi bien la capitale s’est manifestement vue franciser dans une large mesure au courant des 19e et 20e siècles. Beaucoup en ont déduit que cette situation existait déjà depuis des siècles, d’autant plus qu’après 1531,  Bruxelles était devenue la capitale des Pays-Bas[7]. C’est là que résidait le souverain ou son représentant, son gouverneur ou ses gouverneurs-généraux avec leur cour et leurs administrations centrales. Et dans ces milieux, le français était bel et bien de mise. C’est ce qui convainc pas mal de personnes qu’à Bruxelles il a dû y avoir depuis toujours un grand nombre de francophones. Voilà qui explique le pourcentage élevé supputé par les germanistes anversois.

A cela s’ajoute que la Vlaamse Beweging (Mouvement flamand) a depuis toujours imputé tous les péché d’Israel à ‘Bruxelles’. C’est elle qui a créé le mythe du ’méchant Bruxelles’. Sans manquer, les Bruxellois sont stigmatisés comme ‘des êtres arrogants et prétentieux’. Ils auraient depuis longtemps pris l’habitude de satisfaire autant que possible aux volontés des puissants étrangers. Déjà sous le gouvernement bourguignon (1406-1482) ces « coquins » auraient trahi leur langue maternelle. Ces « fransquillons » auraient méprisé le flamand tant sous les Habsbourg espagnols (1482-1713) que sous les Habsbourg autrichiens (1713-1794). Pendant la domination française (1794-1815), les Bruxellois auraient collaboré à cœur joie avec l’occupant, même quand il prohibait l’usage du néerlandais. Quand le roi Guillaume I (1815-1830) des Pays-Bas Réunis a voulu réhabiliter le néerlandais après 1815, il se serait affronté à la résistance acharnée des ‘Bruxellois francophiles’. Ce seraient eux qui auraient pris les devants dans la lutte contre les Hollandais. Après la victoire belge, ‘Bruxelles’ auraient couronné son travail. La capitale aurait imposé  le français à la Flandre entière[8]. Jusque là le mythe ‘anti-bruxellois’ dans sa version traditionnelle.

Cette conception était évidemment fort  marquée par la longue lutte pour l’égalité des droits souche, élus démocratiquement[9].

 

Les Flamands ont été obligés de trouver au Parlement belge une majorité en faveur des lois linguistiques qui devaient les protéger. Cela présupposait le soutien non seulement des Wallons, mais également des francophones vivant en Flandre. Ajoutez à cela que les Flamands se sont longtemps comportés comme des patriotes modèles : Ils étaient fervents partisans du bilinguisme dans toute la Belgique, ce qui suscitait une résistance opiniâtre de la part des Wallons qui ressentaient une grande aversion pour ‘le Flamand’. Jules Destrée parlait d’une ‘répugnance instinctive et profonde’[10] . Vu que les francophones se sont toujours farouchement opposés à une Wallonie bilingue, la Belgique est finalement devenue au cours du 20e siècle, un pays constitué de deux  régions unilingues (la Flandre et la Wallonie) et d’un territoire bilingue (Bruxelles).

 

Pendant des décennies, la ‘Vlaamse Beweging’ a dû prendre à partie les gouvernants belges qui dirigeaient la Flandre depuis ’Bruxelles’. Toute décision provenait du gouvernement qui siégeait dans les parages de la rue de la Loi. En un rien de temps ce ne fut point le gouvernement belge qui était chargé de tous les péchés d’Israël, mais bel et bien le ‘Bruxelles’ quasi mythologique. La mentalité douteuse que produisait cette idée ressort cruellement des vers suivants du poète anversois Karel van den Oever[11] :

 

Brussel, dat is de laffe daad

tegen mijn ziel, mijn hart, mijn kracht

Brussel, dat is  de laffe smaad,

Die mij versmacht

Brussel, dat is de ploertige logen

Gefluisterd tegen mijn rustig brein

Dat is gal op mij gespogen

Dat is onzuiver, dat is onrein

Brussel, Brussel, o gij onrecht

Tegen mijn levend mijn denkend gedacht,

Prangende boei waaruit ik mij vrij vecht…[12]

 

Un tel langage bravache s’entend toujours. Un chef de file flamand prétendit encore en 1978 que Bruxelles devait retourner dans le marais d’où il s’était un jour extirpé[13].

 

L’historien qui se base sur la recherche systématique dans les archives, essaie de contrôler ‘wie es eigentlich gewesen ist’, en arrive bien vite à se rendre compte de l’absurdité de l’idée que Bruxelles aurait déjà été francophone pendant le quinzième siècle bourguignon. Malheureusement, il a fallu attendre l’année 1979 pur que vît le jour une telle étude. Les conséquences se devinent facilement

 

En 1887 Jan Te Winkel publia son Histoire de la Littérature néerlandaise. Le professeur hollandais écrit que les véritables lettres échevinales de Bruxelles étaient toujours rédigées en français jusqu’au 16e siècle[14]. Cette affirmation erronée fut reprise sans hésiter par le linguiste Ferdinand Brunot dans son histoire de la Langue française[15]. Or, l’examen systématique de tous les documents archivés de la période avant 1500 révéla l’existence d’en tout et pour tout trois( !) actes des échevins de Bruxelles rédigés en français, et que chacun d’eux avait exclusivement trait aux ducs de Bourgogne[16]. Tous les autres actes des échevins bruxellois sont rédigés soit en latin soit en thiois…

 

D’où provient alors cette idée reçue ? Le mythe comme quoi Bruxelles aurait déjà été francisé depuis toujours repose curieusement sur une interprétation erronée de la susmentionnée Verhandeling op d’Onacht der moederlycke tael in de Nederlanden (1788).

 

3. Verlooy compris de travers

 

Si la Verhandeling  de Verlooy date d’il y a plus de deux siècles, elle n’en reste pas moins d’une énorme importance. Elle nous fournit des informations intéressantes sur la situation linguistique dans l’ensemble des Pays-Bas. Il serait injuste de lapider cet avocat campinois. Le problème n’est pas dû à Verlooy, il provient de la façon  dont d’autres ont interprété son œuvre dans les dernières décennies. Il appert que peu d’autres ont lu cette publication réellement et complètement. La plupart ne connaissent la Verhandeling que par le truchement de résumés dans des publications de vulgarisation, des manuels scolaires et dans des ouvrages de référence. Ce sont principalement les passages traitant du prestige réduit du ‘Neder-Duytsch’ (le bas-thiois) et du prétendu ‘fransquillionisme’ des Bruxellois qui ont constamment été soulignés[17].

 

Par ailleurs, d’autres affirmations – au moins aussi importantes – de Verlooy sont généralement passées sous silence. Nombreux sont ceux qui croient que Verlooy aurait écrit sa Verhandeling op d’Onacht der moederlyke Tael à Bruxelles. A en lire le titre, il s’agit  bel et bien de l’ensemble des Pays-Bas. L’auteur du 18e siècle ne fustigeait pas seulement la négligence du néerlandais dans les Pays-Bas  Méridionaux, mais il désapprouve également la négligence avec laquelle les Hollandais du Nord traitent leur langue. Le Nord et le Sud se doivent de défendre ensemble le ‘Neder-Duytsch’ (le thiois ou bas-allemand). L’avocat bruxellois formule même un nombre de propositions concrètes pour revaloriser la langue du peuple.

 

Verlooy ne se limite pas à la seule description de la décadence de la langue maternelle : il part à la recherche des causes de ce mal. La faute de cette situation malheureuse incombe selon lui aux ducs de Bourgogne : « nous ne devons imputer cette humiliation de notre caractère propre et le déclin de nos arts qu’ à la maison de Bourgogne. En fait, quand elle a acquis la souveraineté de ces pays, elle a entraîné ici une grande maisonnée. Elle n’a pas tardé à établir toute l’administration et les premiers conseils en français »[18].

 

Ce n’est pas qu’à Bruxelles mais partout dans les Pays-Bas que le français devint la langue des nobles, des conseillers et des fonctionnaires. Verlooy continue : « donc tout ce qui était quelque chose ou voulait devenir quelque chose, parlait français. C’est à cause de cette cour remuante et du nombre exorbitant de hauts et bas fonctionnaires des conseils que l’on devait importer de France, cette ville était submergée de Français et l’on accepta autant que possible leur langue ». La langue de la cour fut donc « acceptée et honorée (aanveerd en geëerd) par la capitale ». En outre, partout dans le pays, un « préjugé aveugle (blinde ingenomenheyd) » faisait que le français était prôné[19]. Quelques pages plus loin, Verlooy entre dans le détail de la situation linguistique à Bruxelles. Il pose clairement que le français fut introduit ici par les souverains bourguignons : « Cette ville de Bruxelles a le ‘Nederduyts’ et le français. Le  Nederduyts est l’ancienne langue maternelle. Le français nous a été imposé quand la maison de Bourgogne a acquis la souveraineté de ces pays, quand elle a établi ici toute une cour française, des conseils français et une administration française »[20].

 

Ces deux passages de la Verhandeling op d’onacht der moederlyke tael in de Nederlanden sont d’une importance capitale. C’est ici que Verlooy révèle le mécanisme fondamental de la francisation. Il le démontre sans le moindre doute : des souverains étrangers ont été responsables de la décadence de la langue maternelle et pour l’expansion du français dans les Pays-Bas. Ce penseur rationnel du 18e siècle constate que la francisation était le fait de la ‘maison de Bourgogne’ et des autres souverains qui gouvernaient les Pays-Bas par après : les Habsbourg. Pour le dire en clair : la francisation  ne provient pas de ‘Bruxelles’ comme le prétendront  plus tard les Flamingants. Bien au contraire ! Plus que les autre villes des Pays-Bas, Bruxelles a subi la contrainte sociale exercée par les souverains étrangers, les courtisans et les fonctionnaires qui s’étaient établis dans le Capitale princière ; Bruxelles n’est donc pas le ‘coupable’, bien au contraire : il est la première et la pire des ‘victimes’.

 

 

 
 
 

 

 
 

4.Le tribut de l’histoire

 

La francisation étant due à des souverains étrangers, il paraît indispensable d’esquisser en grandes lignes l’histoire de la ville de Bruxelles et de le faire dans le cadre plus vaste de l’ancien duché du Brabant et de l’ensemble des Pays-Bas[1].

 

Il suffit de regarder la carte de Belgique pour se rendre compte que Bruxelles, ville plurinationale, constitue une enclave dans le territoire néerlandophone. En outre, tous les toponymes historiques de la ville sont typiquement flamands :Coudenberg, Ruysbroeck, Warmoesbroeck, Nieuwland, Orsendael, Borgendael… En outre, les familles aisées de souche médiévale à Bruxelles portent des noms reconnaissables comme tels : Serhugheskint, Rodenbeeck, Kint, Meert, Van Coudenberghe, Van Ruysbroeck, Clutinc… Cela en dit long sur la néerlandophonie historique de Bruxelles.

 

Or, l’actuelle capitale de la Belgique n’est plus la ville néerlandophone qu’elle a été des siècles durant. Surtout depuis la fin du 19e siècle, d’importantes couches de l’agglomération urbaine se sont francisées. Pendant les dernières  décennies un nouveau développement s’est manifesté. Dans les années soixante, Bruxelles a vu une importante immigration, non seulement de travailleurs étrangers, mais aussi de diplomates et de gens d’affaires. L’établissement d’institutions européennes et internationales d’abord, mais également celui d’entreprises internationales  ont fait de Bruxelles une ville plurinationale. C’est l’anglais qui y fonctionne de plus en plus comme langue de communication internationale par excellence[2].

 

En bref : cette ville a perdu au cours des siècles son caractère néerlandophone originel. La question se pose de savoir quand et sous l’influence  de quels facteurs ce processus de changement linguistique a pu se réaliser. Seule l’histoire saurait apporter une réponse valable. La situation actuelle – pour complexe qu’elle soit--   résulte d’une évolution séculaire.

 

4.1. Naissance de Bruxelles

 

A l’origine, rien ne présageait qu’un jour Bruxelles deviendrait la métropole internationale qu’il est aujourd’hui. Au cours du haut Moyen Âge une modeste communauté s’établit sur les bords de la Zenne. Petit à petit, elle se développait et devenait un centre de commerce et d’industrie. Malgré nos rares informations sûres  sur l’histoire ancienne de Bruxelles, quasi tous les historiens sont convaincus que la ville a pris de l’importance vers la fin du 10esiècle. En 977, l’empereur allemand Othon II accorda en fief le duché de Basse-Lotharingie au Carolingien Charles de Franconie Occidentale. Celui-ci s’établit à Bruxelles en 979 ; il fit construire un bastion dans un des îles de la Zenne. C’est de là que Charles et ses successeurs devaient  défendre les frontières occidentales de l’Empire (allemand) contre les incursions des rois de France et de leurs vassaux et complices, les comtes de Flandre[3].

 

Ainsi Bruxelles devint pour la première fois résidence princière. Pas pour longtemps, cependant. Depuis 1005, les successeurs de Charles de Basse-Lotharingie s’établirent à Louvain. Les premiers ducs de Brabant  résidaient le plus souvent dans la ville sur la Dyle. Cela explique pourquoi Louvain continua à prétendre au titre de ‘Première ville du Brabant’ jusqu’à la fin du 18e siècle.

 

4.2. Le Brabant.

 

Le duché de Brabant comptait quatre ‘villes principales’ à savoir Louvain, Bruxelles, Anvers et Bois-le-Duc, et en plus un nombre de centres moins importants, tels Lierre, Tirlemont, Léau et Nivelles. La majeure partie du duché se situait au Nord de la frontière linguistique germano-romane et appartenait donc à la zone néerlandophone. Seul l’extrême Sud, le ‘Roman Pays de Brabant’, agraire, où se situait l’abbaye impériale de Nivelles, faisait partie de la zone francophone.

Brabant était un fief de l’empereur allemand. Le duché jouissait d’une large autonomie. Les princes brabançons n’avaient aucune ambition de se détacher de l’Empire; bien au contraire ! Ils tiraient vanité d’être des princes de l’Empire[4]. Il s’imposèrent  comme gardiens de la ville impériale d’Aix-la-Chapelle, où reposait la dépouille de Charlemagne et ne visaient qu’à augmenter leur prestige au sein de l’Empire. La bataille de Woeringen (5 juin 1288) – qui n’eut pas lieu au Brabant même, mais dans les environs de Cologne – constitua un brillant apogée de cette politique[5]. Sur le plan commercial et culturel[6], les liens entre le Brabant et l’Empire étaient étroits.

 

Du coup il appert à quel point l’histoire du Brabant diffère fondamentalement de celle de la Flandre. Ce comté (avec ses villes comme Bruges, Gand, Ypres,  Courtrai et  Lille) contenait, en plus de la partie thioise un assez vaste domaine qui était francophone de longue date. En plus, la Flandre - exception faite pour la région autour d’Alost - dépendait du roi de France. Contrairement aux Brabançons jouissant d’une large autonomie, les comtes de Flandre devaient bel et bien tenir comte de leur suzerain français. Ce roi avait en effet l’intention de renforcer sa puissance sur la Flandre, tant sur le plan politique que militairement. Ceci entraîna des conflits, parmi lesquels la bataille des Eperons d’Or (Courtrai 11 juillet 1302) obtint un statut quasi légendaire sous l’influence du romantisme du 19esiècle. Certains historiens sont convaincus que cette victoire des métiers et bourgeois  flamands a  empêché  l’intégration pure et simple de la Flandre par la France[7].

 

Pourtant, la Flandre a subi l’influence française depuis  des siècles, non seulement au niveau politique mais aussi culturellement et linguistiquement. Dans les villes comme Bruges, Gand, Ypres et Courtrai qui appartenaient sans aucun doute au territoire néerlandophone et où  la population parlait le thiois, une couche supérieure (les dits Leliaerts) se servait couramment du français[8]. Par ailleurs, le français était, au Moyen âge, la langue de la cour et de la noblesse en général. C’était  aussi le cas en Angleterre, pays conquis depuis la bataille de Hastings (1066) par les Normands[9]. L’influence française jouait en Italie également. Le poète florentin Dante Alighieri critiqua les Italiens qui méprisaient leur langue maternelle et qui s’engouaient du français[10].

 

Même dans le duché de Brabant, le français était de mise dans certaines familles nobles[11]. Contrairement à la situation en Flandre, le néerlandais y restait la langue administrative par excellence. C’est ce qui fit écrire à Godefroid Kurth que les Brabançons restaient obstinément fidèles au thiois. Selon ce maître d’Henri Pirenne, le Brabant échappa à l’influence de la culture française: « Le Brabant était la seule de nos provinces où l’on restât fidèle, avec une obstination patriotique à la langue maternel, qui était le flamand, lorsqu’elles (les villes de Bruxelles, de Louvain, d’Anvers, de Bois-le Duc) renoncèrent à la langue savante qui était le latin, c’est en flamand qu’elles délibérèrent sur les intérêts publics ?. Il y a dans ce simple fait un indice des plus significatifs : le Brabant échappait au rayonnement de la culture française, il vivait de sa vie propre, il formait un royaume en miniature… »[12].

 

4.3. L’essor de Bruxelles

 

Bruxelles s’est développé dans le Brabant. Leurs destinées sont indissolublement  liées l’une à l’autre depuis toujours. La future capitale européenne  se trouvait,  au Moyen Âge, à l’intersection de routes commerciales d’Est en Ouest et du Nord au Sud. C’était surtout la route qui joignait l’Angleterre (Londres) à la Rhénanie (Cologne), en passant par la Flandre (Bruges, Gand) qui était d’une importance capitale. Elle a contribué au développement de la modeste colonie en une vraie ville dotée d’une première enceinte. En 1229, le duc Henri I (1190-1235) accorde aux Bruxellois un statut (keure) qui garantit aux bourgeois un nombre de libertés. Entre-temps cette ville brabançonne acquit une solide réputation par la draperie.

Depuis le règne du légendaire duc Jean I (1267-1294), Bruxelles devint la résidence usuelle des ducs du Brabant[13], Louvain demeurant pendant très longtemps une concurrente sérieuse. Jean I acquit un grand prestige en Europe : en 1288, il avait écrasé à Woeringen, avec le support des bourgeois de Cologne, une coalition de l’archevêque de Cologne et des comtes de Gueldre et de Luxembourg. Jean I accorda aux Bruxellois plusieurs privilèges et contribua, ce faisant, à l’expansion économique de la ville. L’extension progressive de Bruxelles faisait qu’entre 1375 et 1379 fut construite une seconde enceinte.

 

La ville  sur la Zenne connut également un boom sur le plan culturel. Elle devint le centre le plus important du gothique brabançon. Des constructions monumentales telles que l’église capitulaire de Saint-Michel et Sainte-Gudule (1225-1490) et l’hôtel de ville (1401-1455) témoignent encore aujourd’hui de la maîtrise des maçons et des tailleurs de pierre (‘steenbickeleren’) bruxellois. Le plus grand mystique des Pays Bas, Jan van Ruusbroec (1293-1381) fut longtemps  simple prêtre de Sainte-Gudule. Il écrivit ses traités en pur thiois bruxellois (‘onvermingheden Brusselschen Dietsche’). On les traduisit en latin et ils se répandirent dans toute l’Europe.

 

Sur le plan politique Bruxelles acquérait un prestige grandissant. Les  villes brabançonnes - surtout Bruxelles, Louvain, Anvers, Bois-le-Duc, Lierre, Tirlemont, Léau et Nivelles - se consultaient régulièrement. Cela  renforçait leur position pour défendre leurs intérêts face aux ducs de Brabant, principalement lorsque ceux-ci avaient besoin du soutien financier de leurs sujets. Ces « aides » ou requêtes (‘beden’) ne leur étaient accordées qu’en contrepartie de promesses concrètes.  Celles-ci étaient consignées dans des privilèges importants tels les testaments de Henri II (1248) et Henri III (1261), la Charte de Cortenberg (1312), les chartes wallonnes (1314) et la « Joyeuse Entrée » (1356). Le pouvoir du souverain était progressivement restreint .

Comme en Angleterre, berceau de la démocratie moderne, il se créa un ‘système constitutionnel’[14]. Le ‘Privilège van den Ruwaert’ (4 mai 1421) et le ‘Nieuw Regiment’ (12 mai 1422) parachevèrent cette évolution. En 1422 le duché de Brabant avait acquis un système administratif qui commençait à ressembler à un régime parlementaire basé sur une responsabilité ministérielle envers une représentation nationale. Les Brabançons obtinrent même le droit de destituer un prince qui ne tiendrait pas les accords convenus… Tout laissait prévoir qu’il se développerait en Brabant une république indépendante comparable aux villes libres italiennes. Ce qui n’est pas arrivé.

 

Après la mort de la duchesse Jeanne (+ 1406), le Brabant va progressivement tomber aux mains d’une dynastie étrangère, celle des ducs de Bourgogne. Contrairement aux ducs brabançons, ce princes français de la maison des Valois dépendaient moins des apports financiers de leurs sujets. C’est qu’ils possédaient de vastes biens en Bourgogne même, mais en outre ils régnaient sur toute une série de principautés comme la Flandre, le Hollande, la Zélande, la Frise, Namur, le Hainaut, le Luxembourg. Les villes brabançonnes ne disposaient plus du même pouvoir qu’ils avaient eu sous les princes autochtones de la maison de Louvain. Le duc Philippe III le Bon (1430-1467) et ses successeurs ne ratèrent aucune occasion pour rétablir l’autorité princière. Le ‘Grand Duc de l’Occident’ résida plusieurs fois à Bruxelles. Les échevins locaux faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour retenir dans leur ville le Bourguignon et sa riche cour[15]. Ils pratiquaient une vraie politique  de prestige. Entre 1452 et 1460 ils firent construire au Coudenberg une ‘groote saele’ (salle d’apparat)[16]. En 1449 la municipalité désigna Jan van Ruysbroeck comme ‘meester van den steenwerke van den torre van der stad raithuse op de merct’ (responsable  des constructions de la tour de l’hôtel de Ville sur la Grand-Place)[17]. L’entrepreneur bruxellois couronna la tour d’une aiguille élégante. A partir de 1435 les échevins bruxellois disposaient d’un peintre attitré: Roger de la Pasture, originaire de Tournai. A Bruxelles il traduisit son nom en Rogier van der Weyden (ca.1400-1464)[18].    

 

Après la mort de Marie de Bourgogne (1482) les Pays Bas - correspondant aux états européens actuels de Belgique, des Pays Bas et du Luxembourg - passèrent sous l’autorité des Habsbourg. Sous le règne de Charles Quint (1515-1555) Bruxelles devint le centre d’un vaste empire ‘où le soleil ne se couchait jamais’ (Allemagne, Autriche, Italie, Espagne et un nombre de territoires d’outre-mer). Depuis 1531, la cour et l’administration centrale résidèrent à Bruxelles. Les arts y connurent un grand essor. Surtout les sculpteurs et les tapissiers (‘leegwerckers’) étaient d’un niveau artistique supérieur. On trouve aujourd’hui encore des tapisseries bruxelloises et de retables en bois dans de nombreux musées, églises et palais tant à l’intérieur qu’à l’étranger. Les sciences s’épanouirent également. Le Bruxellois Andreas Vesalius (+1564) est considéré être le fondateur de l’anatomie moderne[19].

 
 
 
 

 

 
 

 

4.3 Réformation et Reconquista

 

Au début du 16e siècle la Réforme, originaire d’Allemagne et de Suisse, s’insinua dans les Pays Bas. A Bruxelles, les partisans de la réforme étaient nombreux. Charles Quint (1515-1555) et plus  encore son fils Philippe II (1555-1598) sévirent contre les ‘protestants’[1]. Les habitants des Pays-Bas, épris d’indépendance, répugnèrent au fanatisme religieux de Philippe II éduqué en Espagne. Les lourds impôts et surtout l’évincement de la noblesse autochtone par les  Espagnols ne faisaient qu’aggraver  le mécontentement.

Finalement il y eut un soulèvement contre la couronne espagnole. Les habitants des Pays-Bas - même ceux qui n’étaient pas Brabançons – se réclamaient expressément des privilèges brabançons qui stipulaient que les sujets ne doivent pas obéir aux princes qui n’observent pas les conventions. Les Habsbourg espagnols furent chassés et Philippe II destitué (‘Placcaet van Verlatinghe)[2]. Alexandre Farnèse réussit à reconquérir les Pays-Bas Méridionaux – coïncidant grosso modo avec la Belgique et au Luxembourg actuels - (1585). Les Pays-Bas septentrionaux (l’état actuel de Pays Bas) ne pouvait plus être soumis par l’Espagne. Leur indépendance fut scellée dans le Traités de Westphalie (1648) et elles devinrent une république marchande dominée par la Hollande. L’essor de ce territoire était dû en bonne part aux calvinistes qui avaient fui le Brabant et la Flandre.

 

Après 1585 les Pays-Bas Méridionaux furent à nouveau administrés par l’Espagne. Les archiducs Albert et Isabelle (1598-1633) extirpèrent les derniers vestiges de la Réforme[3]. La contre-réforme catholique triompha , principalement grâce au soutien de l’ordre des Jésuites. A Bruxelles et ailleurs s’érigeaient d’élégantes églises baroques.. Après la mort d’Isabelle (1633) les Pays-Bas Méridionaux furent simplement administrés depuis Madrid par le truchement de gouverneurs et gouverneurs-généraux. Dans l’administration centrale, la langue véhiculaire était le français, parfois même l’espagnol.

 

Au cours du 17e siècle, les Pays-Bas Méridionaux pâtirent fortement de la politique impérialiste de la France. Depuis toujours ce pays essayait de devenir la puissance européenne par excellence. Il cherchait l’extension de son territoire et entra  en conflit avec ses voisins : au Nord (les Pays Bas) à l ‘Est (Alsace-Lorraine) et au Sud (Italie-Espagne).

La ville de Bruxelles paya un lourd tribut aux sévices de la guerre. En août 1695, le roi de France Louis XIV fit bombarder Bruxelles. Au cours de ce bombardement - que Napoléon qualifiera de ‘aussi barbare qu’inutile’- le quartier de la Grand-Place fut ravagé par le feu. De nombreuses œuvres d’art et d ’importantes fractions des archives communales furent détruites.

 

4.4. Les Lumières

 

Depuis 1713, les Pays-Bas Méridionaux ressortirent à  la branche autrichienne de la dynastie des Habsbourg[4]. En 1745, la France envahit à nouveau les Pays Bas Méridionaux. De 1745 à 1479 le territoire  fut administré depuis Paris. Les Autrichiens revinrent en 1749. Malgré toutes les guerres, les métiers artistiques produisirent encore des produits de qualité : des tapisseries, des dentelles, de la porcelaine, etc. Les carrosses de Bruxelles étaient fort appréciés. A Bruxelles, comme partout ailleurs aux Pays-Bas Méridionaux, le français jouissait d’une large estime. Le fossé entre la couche supérieure (francophone) et les bourgeois ordinaires se creusait de plus en plus. La francisation avait pour effet que d’importantes couches de la population étaient privées d’éducation et de formation.

 

Des intellectuels rationnels comme Verlooy se révoltèrent contre ce développement néfaste. Ils aspiraient à abolir les privilèges de la soi-disant élite et à établir une ‘démocratisation’ de la société. Ceci incluait la revalorisation du néerlandais. Verlooy  avait réalisé que les gens ne pourraient pleinement participer à la gestion et à la société que s’ils pouvaient le faire sans contrainte dans leur propre langue. En d’autres termes : il y avait pour lui un lien indissoluble entre la revalorisation de la langue et de la culture autochtone - visées nationalistes par excellence - et la démocratisation de la société. Verlooy - et bien d’autres avec lui - comptait sur le support d’un souverain éclairé (aufgeklärt) tel que Joseph II. Le 4 août 1785 Verlooy  interpella directement l’empereur autrichien. Il défendit devant le Habsbourg la thèse         que la revalorisation du néerlandais était la condition sine qua non pour faire réussir les réformes rationnelles de l’empereur[5]. Trois ans plus tard, Verlooy exposa ses idées dans la fameuse Verhandeling…[6].

 

En 1793-1794, les sans-culotte prirent Bruxelles  et le restant des Pays Bas. Le territoire fut intégré dans la République Française. Les institutions de l’Ancien Régime furent abolies. Un nouveau système administratif les remplaça. Il n’y avait plus de place pour le néerlandais. Entre 1793 et 1815 les Français menèrent une politique systématique de francisation dans l’ensemble des Pays-Bas Méridionaux[7].

 

La bataille de Waterloo (1815) mit un terme à l’occupation française. Les alliés - la Prusse, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche - décidèrent de réunir pour la première fois depuis 1585 les Pays-Bas  septentrionaux et méridionaux. Le Royaume des Pays-Bas créé en 1815 devait devenir un puissant état tampon contre la  France impérialiste[8]. Le roi Guillaume I se trouva à la tête du Royaume Uni des Pays Bas. Ce roi faisait preuve d’une grande vision, mais d’une diplomatie assez variable. Son intention était de relever les Pays-Bas Méridionaux au niveau de la partie septentrionale. C’est pourquoi il accordait une attention particulière à l’enseignement. La langue du peuple - le néerlandais - devait redevenir la langue officielle ce qui provoquerait l’abolition des privilèges de la couche supérieure francophone.

Le Roi Guillaume et ses conseillers étaient conscients du caractère néerlandais de ce territoire. Des journaux tels que la Gazette des Pays-Bas[9] rappelaient que le néerlandais avait été la langue véhiculaire à Bruxelles depuis  des siècles. Apparemment la dissertation de Verlooy, imprimée en 1788 - 27 ans à peine avant l’entrée de Guillaume I dans les Pays-Bas Méridionaux - n’avait pas été lettre morte, bien au contraire ! En 1829 le professeur hollandais Schrant avait réédité l’ouvrage sous le titre Verhandeling op het niet achten der Moederlyke Tael in de Nederlanden, door een ‘Brusselsch advocaat[10].  L’instauration d’une Belgique indépendante(1830) mit un terme brutal à la politique de revalorisation du néerlandais.

 

4.5.  L’idéologie linguistique belge

 

Après 1830 les nouveaux détenteurs du pouvoir se voyaient confrontés à la question de savoir quelle langue allait être utilisée pour l’administration du nouvel état. J.F. Willems rappela au ministre Van de Weyer le caractère historiquement néerlandophone de Bruxelles. Même sous la menace des baïonnettes des sans-culotte, les Bruxellois avaient continué à  défendre leur langue maternelle[11]. En 1859, C. Serrure publia une étude ‘Sur l’usage de notre langue maternelle à Bruxelles par le passé’[12]. S’appuyant sur ses propres recherches dans les archives, il en arriva à constater que Bruxelles avait été durant des siècles une ville néerlandophone. Après Serrure, l’intérêt pour ce sujet semble avoir diminué. Pendant longtemps, il n’a plus paru aucune étude sur la situation linguistique dans le capitale des Pays-Bas.

 

Il ne faut pas s’en étonner. Dans la nouvelle Belgique, le français donnait le ton. La suprématie de cette langue n’était pas contestée, même pas par le Mouvement Flamand naissant. A mesure que celui-ci se renforçait, les francophones voyaient leurs privilèges menacés. Cela faisait croître l’intérêt pour la situation linguistique dans les anciens Pays-Bas. Tant l’historien Godefroid Kurth que l’avocat Jacques des Cressonnières traitèrent abondamment de ‘la question des langues’[13]. Dans son Histoire de la Belgique, Henri Pirenne prêta également attention à cette question[14].

 

Le propos de ces francophones était fort conditionné par l’idéologie linguistique belge. En fait, ils essayaient de légitimer la position privilégiée de la bourgeoisie francophone en Belgique néerlandophone. Ce n’est pas par hasard que ces publications ont paru vers 1900, précisément au moment que la Belgique vivait un revirement décisif. Les néerlandophones n’acceptaient plus la position dominante du français dans toute la Belgique[15].

 

En gros la thèse de Kurth, Des Cressonnières  et Pirenne revenait à ceci : Sous l’Ancien Régime les gens  n’avaient pas à pâtir de ‘mesquines disputes linguistiques’. Les Pays-Bas Méridionaux connaissaient une ‘liberté linguistique’ maximale. Le français pouvait se développer sans contrainte puisque les simples gens parlaient l’un des innombrables dialectes flamands. Le français n’était-il pas, depuis toujours, la langue par excellence  non seulement dans l’administration mais également dans la vie culturelle et spirituelle. Non pas parce que le français était la langue des détenteurs du pouvoir, bien au contraire ! Le français n’avait prévalu que grâce à ses qualités intrinsèques. Le français n’était-il pas - au dire des protecteurs de l’idéologie linguistique belge - une langue supérieure et universelle. Le ‘flamand’, lui, n’était qu’un micmac, un fouillis de dialectes abjects. Il n’était que logique que cette langue supérieure ait évincé l’inférieure. Bref, il s’était produit un procès tout à fait naturel, procès qu’il ne fallait perturber à aucun prix. De là qu’il fallait une ‘liberté linguistique’ aussi grande que possible. Des lois linguistiques n’étaient pas acceptables. Jusque là le raisonnement de la bourgeoisie francophone belge. Quelques années plus tard, certains auteurs iraient encore plus loin en affirmant sans plus que la position inférieure des Flamands était la conséquence fatale de ‘qualités raciales inférieures’[16].

5. Etudes sur l’emploi des langues à Bruxelles.

 

Kurth, Pirenne et Des Cressonnières  traitaient toujours de la situation linguistique dans l’ensemble des Pays-Bas Méridionaux. L’évolution historique de l’emploi des langues à Bruxelles n’est mentionnée que sporadiquement dans leurs publications.

 

Avant 1979 il n‘y avait qu’une poignée de publications spécifiquement consacrées à la situation linguistique à Bruxelles avant 1794. Elles étaient principalement dues à des philologues. Nous avons déjà mentionné le travail de C.Serrure, basé sur les documents archivés. Plus récemment, le sujet a été traité par Desiderius Stracke, Maurits Sabbe et Karel Hemmerechts[17]. Leur attention ne portait pas sur l’emploi des langues dans des pièces officielles mais sur la vie littéraire de la capitale.

 

En 1934, Maurits Sabbe écrivit : ‘Ce qui frappe, en considérant la vie littéraire à Bruxelles au fil des siècles, c’est d’une part la c

En 1934, Maurits Sabbe écrivit : ‘Ce qui frappe, en considérant la vie littéraire à Bruxelles au fil des siècles, c’est d’une part la continuité ininterrompue de l’activité littéraire parmi les Bruxellois de naissance, et ce depuis le 13e siècle jusqu’au 19; d’autre part il y a le manque total de Bruxellois de naissance à pratiquer les lettres françaises avant le 19e siècle. Marnix (van Sint-Aldegonde) est pour ainsi dire le seul Bruxellois à avoir une place dans la littérature française, encore que son œuvre littéraire en néerlandais soit également importante. En outre il était né de parents wallons’[18]. Par le passé, Bruxelles avait donné à la littérature néerlandaise toute une série de chefs-d’œuvre. Aux 17e et 18e siècles, la vie littéraire avait décliné. Sabbe basait ses affirmations principalement sur des témoignages de contemporains. Les auteurs de l’époque, poètes et rhétoriqueurs, ne cessaient de se plaindre du peu de prestige du ‘Neder-Duytsch’ (bas-thiois). L’article de Sabbe a confirmé un nombre de gens dans leur interprétation assez unilatérale de la Verhandeling… de Verlooy. Beaucoup étaient convaincus que dès le 17e siècle le rôle du néerlandais à Bruxelles était en grande partie déjà  joué. Cependant, quiconque se donne la peine de fonder une recherche sur l’emploi des langues dans les pièces officielles, en arrive bien vite à une tout autre conclusion.

 

Il est d’ailleurs irresponsable de juger de l’usage des langues dans une ville au vu de la qualité de la vie littéraire. Ce ne sont pas les textes littéraires qui fournissent les informations nécessaires pour une étude de l’usage linguistique d’une ville, mais bien plus les pièces administratives. Elles étaient en effet rédigées par les bourgeois pour les bourgeois. Serrure avait déjà réalisé que les pièces d’archives étaient la source la plus indiquée pour  l’étude  de l’usage des langues par une population. Il n’ pas été suivi pour autant. Ce n’est qu’en 1951 qu’une nouvelle étude basée sur des pièces administratives a vu le jour, à savoir le travail de A.Cosemans[19]. Cet historien n’a jamais examiné consciemment l’usage des langues dans un fonds d’archives donné suivant un projet préalable. Il travaillait dans les Archives Générales du Royaume. Pendant son travail d’inventaire il a pris note d’un nombre de données sur la situation linguistique dans les Pays-Bas Méridionaux.  Les résultats novateurs de cette recherche n’ont convaincu qu’un petit nombre de spécialistes. Dans les écoles et dans les vulgarisations il n’en était pas moins affirmé que Bruxelles fut francophone dès l’époque bourguignonne (1406-1482).

 

 

5.1. Il y a erreur !

 

Moi aussi, j’entendis encore, en 1968, ce message au collège Saint-Jean-Berchmans à Bruxelles. Plus tard, j’ai fait des recherches, dans le cadre de mon mémoire de licence et de ma thèse de doctorat sur les ducs Jean I (1267-1294) et Jean II (1294-1312), non seulement dans les archives des institutions centrales du Brabant, mais également dans celles d’églises et de couvents et dans celles de villes centrales du Brabant. En faisaient partie les cartulaires (livres de privilèges) de la ville de Bruxelles. Il s’agit là de plus de 20 manuscrits du 14e et du 15e siècles. C’est là que les clercs scabinaux de Bruxelles avaient consigné les actes les plus divers ayant quelque intérêt que ce soit pour l’administration de la ville. Ces textes ne proviennent pas seulement des échevins, régisseurs, mais aussi  de ducs de Brabant et de Bourgogne. Même des chartes de souverains étrangers tels que les archevêques de Cologne, les comtes de Flandre, les ducs de Hainaut et les princes-évêques de Liège se trouvent consignées dans ces cartulaires.

 

Compte tenu de ce qui m’avait été enseigné dans les cours d’histoire, je m’attendais à trouver des masses de pièces en français dans ces cartulaires bruxellois ainsi que dans les archives de la corporation des tisserands, des métiers, des églises, des couvents des maisons-Dieu et des hôpitaux. La vérité était toute autre. Même dans la période bourguignonne, pratiquement toutes les pièces étaient rédigées soit en latin, soit en néerlandais médiéval. Dans les archives de Bruxelles ne se trouvait qu’un nombre restreint de textes en français. Il était évident qu’il fallait douter de l’exactitude des idées reçues, comme quoi Bruxelles aurait déjà été francophone sous les Bourguignons. A ce moment-là, il n’était pas possible de creuser le problème. Ce n’est qu’après la soutenance de ma thèse de doctorat en 1977 que j’ai lancé un contrôle systématique de l’ emploi des langues dans les fonds archivistiques de Bruxelles. Dans une première phase (1977-1978) l’étude s’est concentrée sur les documents bruxellois datant d’avant 1500.

 

Cette recherche fut accomplie quand s’est présenté un fait nouveau. A la fin des années soixante-dix la situation linguistique à Bruxelles se trouva soudain faire l’objet d’un intérêt particulier dans une fraction francophone bien définie de la population. En 1979, à l’occasion des ‘Mille ans de Bruxelles’, le secrétaire d’état FDF  François Persoons organisa une exposition sous le titre  ‘ Bruxelles, mille ans de rayonnement de la culture française’[1]. L’événement se tenait dans le Palais des Académies. L’exposition et la publication y rattachée essayaient de ‘prouver’ qu’à Bruxelles aurait vécu une communauté francophone  depuis toujours. La même thèse se retrouve dans l’essai  Le Français à Bruxelles aux siècles passés de Leon Van den Bruwaene, (publié en 1980)[2].

 

Aucune de ces publications ne s’appuie sur une recherche systématique dans les archives de Bruxelles. Les auteurs se contentent d’énumérer un nombre de données fournies par des publications d’un accès facile. Ce qui est remarquable que, c’est que de la   totalité des faits, ils ne retiennent  que ce qui devrait témoigner d’une présence francophone dans Bruxelles au cours des siècles passés. Le cas de Van den Bruwaene est exemplaire à cet égard. L’auteur s’épuise à chercher un nombre de ce qu’il appelle des ’indices’ qui pourraient appuyer sa thèse[3]. Il invoque les indications suivantes. Pendant l’Ancien régime, un nombre de souverains, de courtisans et de nobles ont eu leur résidence à Bruxelles. Dans ces milieux la langue véhiculaire était le français. En plus il y a eu des relations entre Bruxelles et sa banlieue, où se trouvait également le territoire francophone depuis toujours, à savoir le ‘Roman Pays de Brabant’. Or, il y aurait eu depuis des siècles un lien étroit entre Nivelles et Bruxelles.

 

Van den Bruwaene avance encore d’autres arguments. Un nombre de commerçants - entre autres d’origine wallonne - vendaient leurs marchandises à Bruxelles. Les pauvres de la région francophone y venaient pour mendier leurs aumônes. Dans certaines églises bruxelloises on prêchait en langue autochtone comme en français. Quelques communautés religieuses francophones étaient domiciliées à Bruxelles. Il existait un nombre d’écoles wallonnes. Certains Bruxellois étudiaient dans des universités françaises. Bruxelles avait un journal en français, des descriptions en français de la ville circulaient, même des plans de la ville et des gravures comportant des indications en français. Enfin il fait remarquer que certains auteurs et poètes bruxellois se plaignaient de la décadence du ‘Nederduytsch’ et du mépris de la langue du peuple et qu’ils se révoltaient contre les manifestations de ‘francophilie’ et de ‘francomanie’.

 

Tous ces indices amènent Van den Bruwaene à la conclusion qu’il y a eu depuis toujours un grand nombre de francophones à Bruxelles. C’eût été le cas dès le 10e siècle… Dans les siècles suivants le français – langue de culture de l’Europe – n’aurait cessé de  progresser à Bruxelles. Il n’hésite même pas à doter le chapitre sur la situation linguistique à Bruxelles au  17e siècle du titre ‘Vers la prédominance du français au XVIIe siècle’[4].

 

Il suffit d’examiner de façon critique les indices avancés pour ne pas en être impressionné. Tous les phénomènes cités s’appliquent à un grand nombre de villes sous l’Ancien Régime[5]. Un peu partout on trouvait des princes, des courtisans des nobles et des bourgeois riches. Souvent on voyait des marchands et des artisans, des artistes et des écrivains d’origine française. Il paraissait des journaux français jusqu’en Italie, en Prusse, en Autriche, même en Russie. C’était le cas à Bruxelles, mais Van den Bruwaene ne mentionne pas que cette publication était une initiative du gouvernement. En plus, elle n’était pas destinée à la population de la capitale. Elle avait comme but principal de défendre la politique des Pays-Bas Méridionaux … à l’étranger. Un autre détail mérite l’attention. Le gouvernement faisait appel à des rédacteurs d’origine française pour rédiger le journal. Apparemment personne à Bruxelles n’était trouvé apte à faire ce travail…

 

Les autres indices de Van den Bruwaene ne sont guère plus convaincants non plus. Ainsi on sait que dans tout centre de quelque importance on prêchait en français. Des instituteurs français gagnaient leur  pain  à d’innombrables endroits en Europe. Non seulement à Bruxelles, mais également à Rome et à Venise, on imprimait des descriptions urbaines et des guides de voyage. Les touristes de l’époque -  pratiquement tous appartenant à l’opulente couche sociale supérieure - pouvaient acheter à Florence, Londres, Berlin et Potsdam des gravures de panoramas urbains et des plans de ville avec des commentaires en français. Même les doléances sur la décadence de la langue du peuple n’étaient pas spécifiques non plus pour Bruxelles. De Pologne, de Hongrie jusqu’aux Pays-Bas, d’Italie jusqu’en Angleterre les auteurs et les poètes se plaignaient de la négligence envers la langue du peuple. Ils fustigeaient l’adoration aveugle  du français, langue culturelle par excellence à l’époque ; ils s’opposaient violemment à l’Europe française.

 

Il va sans dire que de tels ‘indices’ fourniront tout au plus des informations complémentaires pour une étude de la situation linguistique au cours de l’Ancien Régime. Quiconque veut avancer des idées sensées à ce sujet, doit tout d’abord examiner quelle langue était utilisée  à Bruxelles par les gens et les institutions  pour  écrire une lettre, pour faire des comptes et des factures,  pour établir un contrat ou pour rédiger un testament. Il est sciemment question de savoir de quelle langue la municipalité bruxelloise se servait pour publier les ordonnances et les règlements. Dans quelle langue les échevins s’adressaient aux habitants de la ville sur la Senne ? De quelle langue se servaient les confréries et les hôpitaux pour rédiger leurs statuts et leurs règlements et pour tenir les listes de membres ? Cette information ne saurait se trouver que dans les archives bruxelloises.

 

6. Recherche systématique

 

Une telle recherche constitue une lourde tâche, surtout quand elle est menées d’une façon systématique. De là que les appelés sont rares. Ce n’est que depuis le dernier quart du 20e siècle que la situation linguistique à Bruxelles sous l’Ancien régime est étudiée de façon systématique. Contrairement à l’approche philologique traditionnelle, la recherche est concentrée exclusivement sur des documents d’archives. Des historiens contrôlent de façon organisée quelle est la langue que les Bruxellois utilisaient pour des types bien définis de documents : actes notariés, testaments, listes de membres d’associations, statuts et règlements, avis à la population, etc. Cela se fait de  façon remarquablement méthodique. Des fonds d’archives complets dont étudiés dans le seul but de voir dans quelle langue les documents sont rédigés.

 

C’est en 1979 que les études de Hasquin et de De Ridder ont paru. Depuis, la recherche a été étendue à d’autres types de documents. Quand le matériel  des sources le permet, les actes sont comptés et les pourcentages calculés. Un exemple frappant dans ce sens est l’examen des actes notariés bruxellois. Selon Hasquin (voir supra) Bruxelles comptait  un peu plus de 10% de francophones en 1785 [6]. Nous avons déjà mentionné que nombre de documents émanant de l’administration communale ont été détruits lors du bombardement de Villeroy en 1695. Le feu détruisit bon nombre de documents, car tant la municipalité que les confréries conservaient leurs archives dans des immeubles avoisinant la Grand-Place. Ces deux instances subirent les pertes les plus importantes. En revanche, les archives d’églises, de couvents, d’hôpitaux et de maisons-Dieu furent épargnées en grande partie. Même quelques documents municipaux ont survécu au désastre de 1695. Cela vaut, entre autres pour l’impressionnante collection de vingt livres de privilèges datant des 14e et 15e siècles. Ils portent des noms comme ‘Het boeck metten haire’ (le livre poilu ) et ‘Het Boeck met de Ketinck’ (le livre avec la chaîne)[7]. Dans ces volumes se trouvent copiés d’innombrables actes dont l’original disparut dans le bombardement.

 

En clair, cela veut dire que malgré les pertes subies au cours des siècles, nous avons conservé des masses de  pièces d’archives bruxelloises. Il était dès lors impossible de les étudier tous en un seul mouvement. C’est pourquoi la recherche a été scindée en deux phases. La première (1977-1979) comportait le contrôle de tous les documents archivistiques bruxellois antérieurs à 1500. La seconde phase (depuis 1980-) concerne les documents rédigés entre 1500 et 1794. La recherche se base sur l’hypothèse acquise que sous les Bourguignons et sous les Habsbourg, le français était la langue de la cour et de l’administration centrale. Moyennant une vérification systématique dans les  archives bruxelloises il est alors contrôlé dans quelle mesure la présence d’un nombre de francophones dans la capitale a pu influencer l’usage des langues de la population locale.

 

Voici  la liste des documents archivistiques bruxellois examinés jusqu’à ce jour :

 

  1. Les livres de privilèges ou cartulaires (20 volumes)[8]. Dans ces registres se trouvent les copies d’innombrables actes originaux qui ont eu quelque importance pour la ville de Bruxelles (règlements communaux, privilèges ducaux, donations de tributs et rentes, listes de monnaies, etc.) Ils couvrent la période du 13e à la fin du 18e siècles.
  2. Les ‘publicatieboecken’ (26 volumes)[9]. Ils regroupent les 4.036 arrêtés qui ont été annoncés au perron de l’Hôtel de Ville entre 1635 et fin décembre 1793. Dans ce registre se trouvent beaucoup de pièces datant de la période antérieure au bombardement de 1695.
  3. Les ‘correctieboecken’ (au nombre de 13)[10]. Les livres de corrections ont quelque ressemblance avec les livres de publications
  4. Les divers comptes municipaux et les pièces comptables (1.112 numéros)[11]
  5. Les registres et les livres de résolutions[12] contenant les arrêtés de la  municipalité (38 numéros).
  6. Les registres et livres de résolutions[13] contenant les arrêtés de la trésorerie (56 numéros).
  7. Les ‘wijckboecken’ (206 volumes)[14]. Ces livres des quartiers sont subdivisés selon les quartiers et les rues de la ville. Ils contiennent toutes sortes de transactions de terrains, de maisons, etc.
  8. Les archives judiciaires municipales (668 volumes)[15].
  9. Les livres de consignation (30 volumes)[16]
  10. Les ‘opinieboeken’ (31 numéros)[17]
  11. Les archives de l’église collégiale de Saint-Michel et Sainte-Gudule (12.052 numéros)[18]
  12.  Les archives des métiers bruxelloises (1.100 volumes)[19].
  13.  Les archives des institutions bruxelloises de soins des pauvres et des malades (4377 numéros)[20].

 

Cette liste montre que la recherche ne s’est pas limitée aux archives de la municipalité bruxelloise, mais qu’ont été examinées également les archives de métiers et corporations, des hôpitaux et maisons-Dieu et des institutions cléricales. Pratiquement chaque numéro mentionné dans cette liste contient quelques dizaines, voire centaines de pièces. On est donc en présence de matériaux en suffisance pour se faire une idée des usages linguistiques à Bruxelles avant 1794. S’ensuivent les résultats de cette recherche.

 

6.1. L’usage des langues avant 1500

 

 Comme partout en Europe Occidentale les pièces officielles étaient à l’origine rédigées en latin. Dès la fin du 13e siècle, on passe peu à peu à la langue du peuple. Apparemment, Bruxelles  semble même une certaine avance sur les autres villes du Brabant, telles que Louvain, Anvers, Lierre, Tirlemont, Léau[21]. A lépoque où Bruxelles troque le latin pour le ‘Dietsch, Duutsch, Duytsch’ ; Nivelles, au Brabant Wallon, passe au français.

 

A Bruxelles le néerlandais était utilisé surtout pour les affaires importantes pour les larges couches de la population. Il s’agit de règlements municipaux et d’arrêtés. La raison est évidente. Il fallait que les Bruxellois comprissent aisément les instructions de leurs échevins. Tous les comptes municipaux - dont les premiers conservés datent du 14e siècle - sont rédigés en Neder-Duytsch. Il en va autrement des transactions de terres et de constitutions de rentes. Les échevins y utilisaient le latin jusqu’au début du 16e siècle[22]. Par après (et ce jusqu’à la fin du 18e siècle) ce type de documents se rédige le quasi exclusivement en néerlandais.

 

Contrairement au cas des archives bourguignonnes - quasi toutes en français - les documents archivistiques de Bruxelles de la période avant 1500 ne présentent quasi jamais de pièces en français. Si on examine de près les rares pièces qui sont dans ce cas, on comprend immédiatement pourquoi elles sont rédigées en français. Il s’agit des pièces suivantes :

 

  1. Des actes issus de ou en relation avec des princes francophones, comme le  roi de France,  le comte de Flandres, le duc du Hainaut, le prince-évêque de Liège, le duc de Bourgogne, le roi d’Angleterre. Vu l’origine des concernés il n’est que logique que, dans ces cas, le français soit utilisé[23]. A cela peut s’ajouter un autre constat : dans leurs relations avec l’archevêque de Cologne et les villes de Rhénanie, les Brabançons utilisent

le haut-allemand et le latin[24].

  1. Des actes d’instances du territoire francophone. Quand un couvent bruxellois achète un terrain ou une rente en Brabant Wallon, les échevins sur place le noteront le plus souvent dans un acte wallon. C’est la logique même. D’ailleurs dans les archives d’abbayes comme Affligem et du Parc près de Heverlee on trouve également de tels actes en français. En revanche, on trouve souvent dans les archives d’abbayes wallonnes comme Nivelles et Villers-la-Ville des actes en néerlandais émanant d’instances de la région néerlandophone[25].

 

La collection de chartes de l’église collégiale de Saint-Michel et Sainte-Gudule offre un bel exemple de la situation linguistique à Bruxelles au Moyen Âge. Cette collection contient 5.027 chartes originales  pour la période avant 1500. La plupart d’elles sont évidemment en latin, langue par excellence pour l’église. Le reste est quasiment tout  en néerlandais. Sur les 5.027 de cette période il n’y  a que 49 chartes en français, 41 émanant d’échevins du Brabant Wallon et du Hainaut, sept des ducs de Bourgogne, une du chapitre de Sainte Gudule(1455), mais destinée au comte d’Etampes en France.

 

Mais rien n’illustre mieux le caractère néerlandophone de Bruxelles au moyen âge que la comparaison avec le situation dans des villes flamandes  comme Bruges, Gand, Ypres et Courtrai. Dans le comté de Flandre, fief de France, le français était pour ainsi dire la langue officielle de l’administration comtale. Dans les archives de Bruges, Gand et Ypres le taux de chartes en français se situe entre 30 et 60%...

 

De telles influences francisantes n’existaient pas au Brabant et à Bruxelles. L’examen des milliers des pièces d’archives bruxelloises datant d’avant 1500 révèle en tout et pour tout trois actes d’échevins bruxellois. Le premier a trait au comté de Hainaut, le second au chancelier des ducs de Bourgogne, le troisième au duc lui-même.

 

En 1356 Louis de Male, comte de Flandre, conquit un nombre de villes brabançonnes. L’échevin bruxellois Everard Tserclaes - l’homme dont l’image à côté de l’Hôtel de Ville de Bruxelles est caressé par maint visiteur - réussit à chasser les Flamands de Bruxelles et de Louvain. La ville d’Anvers, brabançonne, restait occupée par les Flamands. Depuis ce moment on trouve aux archives anversoises toute une série de pièces en français. Au cours du 15e siècle, les Anversois reçoivent plus d’actes en français que les Bruxellois…

 

6.2. La période 1500-1794

 

Contrairement aux idées reçues, Bruxelles n’a jamais été la capitale centralisée de l’état bourguignon. C’est que les ducs résidaient également ailleurs (Dijon, Lille, Bruges, Gand et Malines). Ce n’est qu’en 1531 - donc sous le règne des Habsbourg - que Bruxelles devint capitale des Pays-Bas. Au Coudenberg résidait dorénavant le prince ou son représentant :  le gouverneur, le gouverneur-général et plus tard le ministre plénipotentiaire. Dans la ville supérieure, plus précisément près du Coudenberg et du Sablon, se sont domiciliés plusieurs nobles, courtisans et hauts fonctionnaires francophones. Ils ont souvent amené des servants wallons. La richesse de la capitales attirait également un nombre de marginaux[26] qui espéraient trouver du travail à Bruxelles ou, au besoin, gagner leur vie en mendiant. Des artisans venant de diverses principautés des Pays-Bas – même des régions wallonnes venaient vers ce centre. Au bout d’un certain temps, ils étaient même admis dans les corps de métier[27].

 

Bruxelles hébergeait donc un nombre d’allophones. Ce phénomène n’était pas exceptionnel[28]. Ainsi, aux 15e et 16e siècles bon nombre d’artisans des Pays-Bas ont émigré à Florence[29]. Les artisans compétents - surtout les tapissiers bruxellois - étaient très demandés dans la capitale toscane. Ils jouissaient même de privilèges. Ces artisans - tant en provenance des Pays-Bas que d’Allemagne - se réunissaient dans une ‘Confrérie de Sainte Barbe’. Cette confrérie était domiciliée depuis 1448 dans l’église de ‘S.S. Annunziata’. La confrérie a constitué au fil des années des archives importantes qui se trouvent actuellement à l’’Archivio del Stato’ à  Florence. On y trouve des règlements, des listes de membres et des comptes en néerlandais ou en haut-allemand.

 

 

Les gens ne migraient pas seulement des Pays-Bas en Italie. L’inverse était  également vrai. Non seulement aux Pays-Bas, mais à d’innombrables endroits en Europe il y avait au Moyen Âge des colonies d’Italiens, surtout des commerçants d’argent. Ces ‘Lombards’ se fixaient surtout dans les importantes villes commerciales comme Bruges et Anvers[1]. Leur présence à Bruxelles est moins évidente. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que Bruges au Moyen Âge et Anvers au 16e siècle avaient un caractère international beaucoup plus marqué que Bruxelles. On n’a jamais connu sur les rives de la Zenne d’importants groupes d’Italiens, de Français, d’Hanzéatiques, de Portugais, de juifs etc.. L’établissement de ces ‘nations’ à Anvers n’a pas manqué de marquer l’usage des langues dans cette ville. La langue de communication parmi ces étrangers était le plus souvent le français[2]. Dans sa ‘Descrittione di tutti i Paesi Bassi’ (1561) Guicciardini constate qu’au 16e siècle, on parlait beaucoup le français à Anvers. Sous peu le français allait devenir comme qui dirait la langue maternelle, selon l’opinion de ce savant Florentin[3]. Quand le jésuite Charles Scribani quitte Bruxelles pour s’installer à Anvers, il s’étonne de l’empressement des Anversois pour se servir du français[4]. C’était le cas ailleurs aussi : quand Louis de Nassau entreprit d’étudier le français au 16e siècle, on lui conseilla d’aller …à Gand ! [5].

 

L’immigration d’un nombre de simples wallons a eu comme effet indéniable qu’un nombre de mots français se sont introduits dans le dialecte bruxellois. Les immigrés wallons ont été néerlandisés à court terme par les Bruxellois[6]. Même le séjour d’un empereur francophone comme Charles Quint  et de sa cour avait un effet restreint sur la situation langagières à Bruxelles. Il ressort par ailleurs de l’étude de livres de privilèges bruxellois, tels le ‘Cleyn Swartboeck’ (1536-1602) et le ‘Geel Correctieboeck’ (1518-1565) où sont copiés les actes de ce Habsbourg, que tous les privilèges que l’empereur accordait aux Bruxellois, étaient rédigés en néerlandais[7].

 

Dans sa Verhandeling (1788), Verlooy constata que Bruxelles hébergeait un nombre restreint de francophones. Cela ne compromettait pas le moins du monde le caractère néerlandophone de cette ville. Car, écrivit Verlooy, un tel raisonnement qualifierait également de francophones les villes d’Amsterdam, de Londres et de Berlin : « Là il y a en effet encore d’autres maisons françaises dans des régions que Bruxelles et beaucoup qui sont bilingues et tiennent le français pour la première langue ; mais ce n’est pas pour ces maisons qu’une ville est partiellement francophone ; elle serait alors également anglaise et haut-allemande ; et Londres, Berlin et Amsterdam seraient aussi des villes partiellement françaises… » [8].

 

A examiner les fonds d’archives bruxellois constate à chaque occasion que le néerlandais est  resté ici la langue véhiculaire jusqu’à l’occupation française (1794-1815). C’est ce qui  apparaît à l’évidence dans les archives de hôpitaux et des maisons-Dieu bruxellois[9]. Ces établissements de bienfaisance étaient gérées par des bourgeois riches. Ils étaient, en effet -avec la noblesse et certains clercs - les seuls à disposer d’un capital suffisant pour exercer  la bienfaisance. Or, pratiquement tous les testaments où de telles donations étaient mentionnées sont rédigées en néerlandais. En outre, les testaments, peu nombreux, en français sont originaires de familles nobles du domaine linguistique français ou d’Espagne. En outre les membres de la couche supérieure traditionnelle, des lignées patriciennes donc, rédigent leurs pièces généalogiques en néerlandais jusqu’à la fin du 18e siècle. Là aussi les rares exceptions ont trait aux immigrés francophones et hispanophones[10] . Il ressort de ces deux exemples que - même à la fin du 18e siècle - l’écrasante majorité de bourgeois aisés à Bruxelles était toujours néerlandophone.

                    

L’usage des langues dans les avis à la population confirme cette conclusion. Dans les archives municipales de Bruxelles on trouve une série impressionnante de ‘publicatieboecken’[11]. Dans ces volumes, la municipalité réunissait les textes des 4.036 ordonnances énoncées (‘publiées) entre 1635 et décembre 1793 au perron de l’hôtel de ville.

Pas moins de 3.847 des ces 4.036 pièces sont rédigées en néerlandais. 181 seulement sont en français, une en espagnol. Enfin, il y 7 actes bilingues où les versions néerlandaise et française se côtoient en deux colonnes.

 

Parmi ces 181 textes en français, 143 furent promulguées par le prince, le gouverneur ou d’autres instances non municipales. Par ailleurs la plupart de ces 143 actes n’étaient pas destinées spécifiquement à Bruxelles. Ils ont une portée bien plus large et s’adressaient à l’ensemble des Pays-Bas Méridionaux. Certaines de ces actes en français s’appliquaient à l’ensemble de l’empire habsbourgeois. Des actes sur la révolte en Hongrie et concernant les ports libres de Fiume et de Trieste sont un exemple typique. Des 181 actes en français, 37 seulement furent promulgués par les échevins bruxellois. Seule une dizaine d’eux pourraient prouver une ‘francisation’. En d’autres mots 10 sur un total de 4.036 actes municipaux.

 

La conclusion est évidente : avant 1794 la municipalité bruxelloise n’a pratiquement jamais utilisé le français dans ses communications officielles à la population : 95,3% est en néerlandais contre 4,4% en français.

 

Dans son livre « Le français à Bruxelles aux siècles passés », Van den Bruwaene croit avoir trouvé un argument de taille en faveur de son affirmation que Bruxelles comptait déjà au 17e siècle un grand nombre de francophones. Il l’induit de l’existence d’un tarif douanier de 1675. Le tarif est rédigé non seulement en néerlandais mais également en français[12]. Le document mentionne les montants qui sont dus à l’importation de biens à Bruxelles.  Chacun comprendra immédiatement pourquoi - dans ce cas - une version française a été ajoutée : ces tarifs s ’appliquent entre autres sur les montants que les charretiers wallons devaient payer lorsqu’il importaient du charbon à Bruxelles.

 

Jusqu’à la fin du 18e siècle le néerlandais restait la langue véhiculaire par excellence des institutions bruxelloises, la seule qu’il rencontrât régulièrement. Le fait est d’ailleurs confirmé par un contemporain, à savoir Jean Baptiste Verlooy. Il écrivit qu’à Bruxelles ‘jusqu’au jour d’aujourd’hui’, tant la justice que la gestion (‘policie’) étaient menées exclusivement en néerlandais. Il dit littéralement ‘que  le français n’est ici, à Bruxelles, qu’une langue étrangère greffée et déjà détériorée (ingeëntte en reeds verbasterde spraek); que c’est le néerlandais (Nederduyts) est l’originelle langue maternelle ; … que jusqu’à aujourd’hui toutes les affaires de justice et de policie ne sont traitées qu’en néerlandais…[13].

 

Les fonctionnaires de l’administration centrale, saisis dans le traitement des dossiers bruxellois, étaient dès lors tenus de savoir le néerlandais. Charles-Alexandre de Lorraine en était lui aussi convaincu. Le 19 août 1752, ce gouverneur (francophone) des Pays-Bas, envoya une lettre à Vienne. Il y annonça à l’impératrice Marie-Thérèse que le baron de Cazier, conseiller près le Conseil des Finances, ignorait au début le néerlandais. En peu de temps, disait Charles-Alexandre, Cazier avait appris le néerlandais : « cependant il s’est tellement appliqué à la langue flamande qu’il a été en état les derniers comptes de la ville de Bruxelles qui sont couchés en cette langue »[14]. Nulle part ailleurs la différence fondamentale entre l’administration  francophone des Habsbourg et l’administration bruxellois, néerlandophone elle, n’est plus patente que dans cette lettre de Charles-Alexandre de Lorraine. Le ministre plénipotentiaire  Cobenzl considérait, lui aussi, l’ignorance du néerlandais chez ceux qui devaient s’occuper des dossiers bruxellois, comme ’une espèce de défaut’[15].                                                                                           

De tout ce qui précède il ressort qu’à la fin du 18e siècle       la grande majorité des Bruxellois étaient toujours néerlandophones. Comme il a déjà été dit, Verlooy estimait le nombre de francophones à  5%. Voltaire arriva à la même conclusion.  Vers 1740 le philosophe français s’indigna : ‘le diable qui  dispose d ma vie m’envoie à Bruxelles et songez, s’il vous plaît qu’il n’y a à Bruxelles que des Flamands’[16]. Ce même Voltaire écrivit, au sujet de Berlin en Prusse : ‘ Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue… La langue qu’on parle le moins , c’est l’allemand. Je n’en ai pas encore entendu prononcer un mot’[17].                                                                                             

A Bruxelles comme à Gand, Bruges, Courtrai, Anvers, Louvain, Malines, Lierre, Diest, un nombre de gens admiraient la couche francophone supérieure. C’est d’autant plus vrai que le néerlandais devait affronter un nombre de handicaps au 18e siècle. Dans les Pays-Bas tant Septentrionaux que Méridionaux les auteurs faisant autorité faisaient défaut. En plus, la culture française était fort prestigieuse en Europe à cette époque. Il y avait aussi les retombées de l’occupation par la France de 1745 à 1749. Surtout à partir de 1780, tous ces facteurs ont contribué à la propagation du français dans les milieux bourgeois. Cette couche supérieure aisée s’était surtout établie dans ‘la haute ville aristocratique’, plus précisément autour de l’ancien parc de palais du Coudenberg, ravagé par le feu en 1731. Dans ce quartier on exécuta dès 1775 des travaux massifs d’urbanisation. Autour de la Place de Lorraine - l’actuelle Place Royale - on organisa des lotissements. Les terrains à bâtir étaient impayables pour le Bruxellois ordinaire[18]. Ce n’est pas un hasard que Jean Baptiste Verlooy écrivit en 1780 sa Verhandeling, oeuvre qui ne fut imprimée qu’en 1788 . Un homme socialement ému comme Verlooy - d’extraction simple - , démocrate indiscutable se révolta contre une telle ‘éviction sociale’. C’est également pour cela qu’en 1785 il aborda  le problème auprès de  l’empereur autrichien Joseph II[19].

 

Après 1780 la francisation semble avoir connu une plus forte impulsion  dans l’ensemble des Pays-Bas Méridionaux. Voilà qui explique pourquoi  la municipalité a émis, pendant la Révolution brabançonne (1789-1790), un nombre de règlements    - donc pas tous - au sujet du maintien de l’ordre non seulement en néerlandais mais également en français. Dans ces années troubles il y avait d’ailleurs des tas de révolutionnaires venus des régions wallonnes arrivèrent à Bruxelles. Là, mais aussi ailleurs en territoire néerlandophone, on distribua un grand nombre  de pamphlets en français[20].

 

Après 1790, donc dans la période où la bourgeoisie revendiquait plus que jamais la participation au gouvernement du pays, un nombre d’autochtones bruxellois ont opté pour le français. C’est ce qui incita Joseph II à déclarer que les habitants des Pays-Bas Méridionaux voulaient avant tout imiter leurs voisins. L’empereur autrichien écrivit littéralement : ‘Les habitants de Bruxelles et des Pays-Bas sont des imitateurs de leurs voisins. Le fond est Hollandais et le vernis Français’[21]. Cela ne faisait pas grande impression. Verlooy insiste sur le fait que la francisation à l’époque était minime au point qu’elle disparaîtrait bien vite – pour peu que les autorités changeassent de politique – ‘het welk met een ander politiek volgen als dat van heden wel haest verdwenen waer…’ Il en conclut une fois pour toutes que l’on ne peut considérer Bruxelles que comme une ville néerlandophone : ‘dat men Brussel niet moet aanzien dan als een enkel Nederduytsche stad[22].

 

7. Résistance à la francisation

 

Le caractère néerlandophone de la ville se manifeste également dans la résistance à la francisation . Contrairement à ce qui st encore une opinion fréquente en Flandre, le Bruxellois n’étaient pas enthousiastes de la présence de francophones dans leur ville. C’est ce qui se manifeste très clairement quand, en 1488, Philippe de Clèves vole au secours de Bruxellois dans leur lutte contre Maximilien d’Autriche.  Il faut savoir que dans l’armée de celui-ci il y avait des mercenaires wallons. Néanmoins, le seigneur de Clèves était salué avec joie. Le chroniqueur bourguignon Jean Molinet s’en étonne très fort. Car, pour le citer, au cours des autres guerres le Bruxellois avaient toujours haï les Français. La remarque n’est pas liée aux circonstances de la guerre. Molinet spécifie clairement que les Bruxellois n’avaient pas seulement une aversion pour les Français, mais encore pour les Hennuyers et les autres Wallons. Les Bruxellois haïssaient les Wallons surtout pour leur langue[23].

 

Au cours du 16e siècle les Bruxellois déblatéraient souvent contre les ‘pourris Wallons’[24]. En 1695, Descartes voulait déposer de documents en français pour un procès. Les échevins bruxellois s’inscrivirent en faux contre cela. Ils ne consentirent à les recevoir que si cela ne servirait pas de précédent[25]. Il est  remarquable d’ailleurs que - quand les francophones s’adressaient à la municipalité dans leur langue maternelle - les échevins bruxellois répondaient quasi toujours en néerlandais[26]. Dans la correspondances avec les nobles et avec l’administration centrale on utilisait le français.

 

En 1711 il y eut un incident linguistique dans l’église collégiale de Saint-Michel et Sainte-Gudule. Les chanoines obtenaient leurs prébendes des mains du prince. Celui-ci y trouvait souvent un moyen approprié pour favoriser tel  ou tel noble. Un de ces ecclésiastiques, Jean Chrysostome de Montpleinchamp, au demeurant prédicateur de la cour, demanda qu’on utilisât le français ou le latin à l’occasion des réunions capitulaires, du moins quand il était question d’affaires concernant les chanoines francophones. Mal lui en prit. Le doyen de Sainte-Gudule, Jacob De Mayere, Bruxellois de naissance, issu d’une des familles importante de la capitale, rudoya le chanoine wallon en disant « Capitulum est Flandricum!»[27] Il s’agissait là d’une attitude de principe. De Mayere parlait parfaitement le  français: il avait été des années durant, de secrétaire de Jacques de Berghes, l’archevêque francophone de Malines.

 

En 1725 les échevins bruxellois se sont opposés à la nomination de Jean-Baptiste Rousseau comme historien. D’abord il s’agissait d’un Français et un décret de 1641 excluait expressément d’assignation d’une fonction à un étranger. La municipalité disposait encore d’un argument supplémentaire. Comme l’homme ignorait le néerlandais, il ne pourrait jamais exercer sa fonction comme il faut[28]. Il n’était pas capable de comprendre les documents des archives bruxelloises.

 

Pendant l’occupation française (1792/94 - 1815), une politique systématique de      francisation fut imposée. Elle se heurta à la résistance de Bruxellois. Dans une lettre  adressée à Sylvain Van de Weyer, Jan Frans Willems cite un exemple typique dans ce sens. En 1792 un réunion du peuple’ devait s’exprimer - sous la menace des baïonnettes des sans-culottes - en faveur  d’une annexion de Pays-Bas Autrichiens par la France. Neuf sections (subdivision territoriale de la ville de Bruxelles) rédigèrent leur procès-verbal en néerlandais. « Lorsqu’on voulut forcer la nation à émettre un vœu de réunion à la France, neuf sections firent leur procès-verbal en flamand. Dans une des sections le peuple ne voulut pas même entendre la traduction des proclamations de Dumouriez pour ne pas laisser profaner sa langue appelée ‘notre langue flamande’ par le président J.B. Maillard »[29].

 

Même pendant l’occupation française, les autorités bruxelloises ne cessaient de rédiger leurs comptes et leurs procès-verbaux en néerlandais. Il le firent jusqu’à ce que les sans-culotte le leur défendirent expressément. Un exemple typique, celui de G. Vanden Eijnde. Il n’était pas seulement vicaire de la paroisse de N.-D. du Sablon, mais également régisseur de la maison-Dieu du Calvaire. Entre 1794 et 1797 - en pleine occupation donc - il rentrait à chaque fois ses comptes en néerlandais auprès des autorités françaises. Quand il le fit encore en 1798, les ‘commissaires de la République’  lui imposèrent la défense de faire encore ses comptes en néerlandais[30]. Un bel exemple de contrainte linguistique !

 

Après l’invasion française, Bruxelles en appela aux autres villes brabançonnes pour maintenir, tous ensemble, les propres institutions. L’action commune s’avérant impossible, Bruxelles essaya de le faire toute seule[31]. L’occupant français devait se rendre compte que le français était pratiquement  inconnu dans la ville. La grande majorité de la population ne, comprenait tout simplement pas cette langue . Voilà qui explique que les notaires bruxellois protestèrent contre le fait que les testaments rédigés en néerlandais ne pouvaient être rendus valables. En 1804 encore, les autorités françaises devaient encore défendre expressément qu’un journal en langue néerlandaise fût édité[32].

 

En 1814, les doyens des confréries bruxelloises demandèrent la réhabilitation de la langue maternelle. Ils s’adressèrent, en français, à un noble francophone, ‘son excellence le général baron Vincent, gouverneur-général de la Belgique’. Dans cette lettre ils se plaignaient que le néerlandais ne fût toujours pas réhabilité. Et pourtant les Français avaient été chassé de Bruxelles depuis quelques mois déjà. Alors les Allemands étaient mieux lotis : ‘Les peuples d’Allemagne ont fait justice de ces lois révolutionnaires, ces nations ont rendu hommage à la langue de leur pays et à leur ancienne législation .’ Les Bruxellois, par contre, ne pouvaient toujours pas rédiger leurs pièces officielles en néerlandais : ‘et nous  avons encore à rougir de ne pouvoir employer notre langue nationale dans aucun acte public, nous sommes encore sous le joug de la langue française…[33]. Il fallait mettre une fin à la défense d’utiliser la langue nationale : ‘la proscription de la langue nationale flamande doit cesser’. Les doyens prétendaient que les peuples ne peuvent être heureux  que quand ils sont gouvernés d’une façon qui respecte leurs propres mœurs: ‘N’est-il pas de principe que pour rendre les peuples heureux, il faut assortir le système de gouvernement à leur génie et à leurs mœurs ? [34]   

 

Cette requête de 1814 déposée par les doyens des confréries bruxelloises constitue, avec la Verhandeling op d’onacht des Moederlyke Tael in de Nederlanden(1788) l’une des premières expressions du mouvement pur la revalorisation du néerlandais.

 
Paul De Ridder Brussel&Firenze

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