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9 BRUXELLES USAGE DES LANGUES

 

 

C’est la Belgique (1830 -) qui a francisé Bruxelles

 

 

 

Bruxelles n’a jamais été une ville flamande. A l’instar de Louvain, d’Anvers, de Lierre, de Turnhout, de Breda, de Bois-le-Duc, de Tirlemont, de Léau, de Nivelles , Bruxelles était et est en fait une ville brabançonne. C’est précisément pour cela que Bruxelles est restée bien plus néerlandaise que les villes originellement flamandes comme Bruges, Gand et Ypres.

C’est qu’en Flandres, qui dépendait de la France, le français était bien plus présent qu’au Brabant qui appartenait depuis le Moyen Âge à l’empire germanique.

Pendant le gouvernement bourguignon (1406-1482) un nombre restreint de nobles et de courtisans s’établirent à Bruxelles. L’administration des Bourguignons – qui régnaient également sur la Hollande, la Zélande et la Frise – se faisait en français.

Cela donnait lieu à une sorte de « sensibilité linguistique », comme le prouve l’affirmation (en 1488) du chroniqueur français Jean Molinet disant que les Bruxellois haïssaient les Wallons et les Français pour leur langue…

En 1482, les Habsbourg prirent le pouvoir aux Pays-Bas. Tant les Habsbourg espagnols (1482-1713) que les Habsbourg autrichiens(1713-1794) y maintenaient le français comme langue administrative privilégiée dans les institutions centrales.

Celles-ci se trouvaient en bonne partie à Bruxelles depuis 1531. Cependant, très peu de Bruxellois étaient en contact direct avec la cour princière, ou avec le Conseil d’Etat, le Conseil Secret et le conseil des Finances.

Si contact il y avait avec l’administration, il s’agissait  pour ainsi dire toujours du  collège des échevins et des jurés. Or la langue véhiculaire  de l’administration communale comme celle des autres institutions locales (métiers, chambres de rhétorique, églises, couvents, hôpitaux et hôtels-Dieu) est restée le néerlandais jusqu’à l’occupation française (1792-1815).

Vers 1740 le philosophe français Voltaire déclara, indigné, ‘Le diable, qui dispose de ma vie, m’envoie à Bruxelles et songez, s’il vous plaît, qu’à Bruxelles il n’y a que des Flamands’.

 

Evincement social

 

Aux dix-septième et dix-huitième siècles, le prestige du français était considérable dans toute l’Europe. Dans les Pays-Bas méridionaux, nombre de bourgeois cossus essayaient d’imiter le style de vie français

C’est ainsi que l’empereur Joseph II disait que « les habitants de Bruxelles et des Pays-Bas sont des imitateurs de leurs voisins. Le fond est hollandais (sic) et le vernis français. »

 

Dans son célèbre traité « Verhandeling op d’Onacht der moederlijke Tael in de Nederlanden » (1788), l’avocat bruxellois J.B.C. Verlooy nota que 95% de la population bruxelloise parlait le néerlandais.

 

A la veille de l’occupation française (1792), quelque 5 % de francophones habitaient Bruxelles. Il s’agit principalement de nobles et de bourgeois opulents qui ont pris résidence dans le quartier du Coudenberg et du Sablon. C’est précisément dans cette « Hoffwijck » (quartier de la cour) que furent exécutés dès 1775 de grands travaux d’infrastructure. Les Habsbourg autrichiens ont fait démolir les ruines du palais détruit en 1731. Verlooy observait personnellement comment un quartier exclusif se constituait tout près de la Place de Lorraine (l’actuelle Place Royale).

 

L’administration centrale mit en vente toute une série  de terrains. Les prix des parcelles autour du nouveau parc étaient excessivement élevés. Un Bruxellois moyen devait faire son deuil de tout achat de lot à construire. Seuls les nobles et les bourgeois opulents étaient en mesure de le faire.

Ce qui est également remarquable, c’est que la moitié de tous les actes de vente de maisons et de terrains près du parc étaient passés en français. Les transactions de ce genre se passaient en néerlandais partout ailleurs à Bruxelles. Bref, à la fin du 18ième siècle, Verlooy était témoin d’un bel exemple d’évincement social.

Verlooy, intellectuel socialement ému, se révolta. Il refusait d’accepter ce procès « naturel » où le plus puissant supplantait le plus faible.

Cette révolte cadre parfaitement dans la maîtresse idée de sa « Verhandeling » : les gens ne participent pleinement à la gestion de leur pays que s’ils sont à même de le faire sans problèmes dans leur langue maternelle. En d’autres mots : la démocratisation requiert la revalorisation de la langue et de la culture propres, bref de l’identité nationale.

En 1792, quatre ans à peine après la parution de la Verhandeling de Verlooy, les Pays-Bas méridionaux sont envahis par les armées françaises. En 1795, c’est l’annexion pure et simple par la France.  Le gouvernement français aura plus de vingt ans (1794-1815) pour mener une politique systématique de francisation.

Les fonctionnaires francophones formés à cette époque joueront un rôle politique de premier plan dans le Royaume de Pays-Bas (1815-1830). Ce sont eux qui étaient au premier rang dans la lutte contre Guillaume I.

Ce souverain « hollandais » essaya de rendre au néerlandais sa place légitime dans les Pays-Bas Méridionaux pour amener ce territoire au même niveau que les Pays-Bas Septentrionaux, indépendants depuis 1585. Guillaume I n’a pu réaliser son but.

En 1830, l’Etat Belge se réalisa par un mouvement séparatiste.

 

La Belgique indépendante

 

Après 1830, Bruxelles devint la capitale de l’Etat Belge centralisé.

Moins d’un pour cent de la population avait un droit de suffrage : seuls ceux qui étaient suffisamment riches et qui payaient assez d’impôts (le suffrage censitaire).

Ce système non démocratique permettait à la bourgeoisie de dominer le pays entier. La langue commune de cette couche sociale aisée était le français, même dans la partie néerlandophone de Belgique.

La bourgeoisie n’a pas hésité une seconde : la langue véhiculaire de la nouvelle Belgique devait nécessairement être le français. Ils considéraient le ‘flamand’ comme un ramassis d’effroyables dialectes, sans aucune comparaison possible avec le français, seule langue de culture universelle. Il s’ensuivait donc que le français serait la seule langue officielle de la Belgique indépendante.

Ce faisant, les détenteurs du pouvoir niaient l’existence séculaire d’une langue administrative néerlandaise disponible.

Jusque dans les recoins de la Campine et de Flandre Occidentale, les hommes au pouvoir nommaient  des fonctionnaires pratiquant à peine, voire pas du tout, le néerlandais.

Cependant, le régime belge n’avait pas consciemment l’intention d’extirper le néerlandais : l’occupant français n’avait-il pas constaté entre 1792 et 1815 qu’une telle politique générait une forte résistance, précisément à Bruxelles.

 

C’est pourquoi les nouveaux détenteurs du pouvoir en Belgique s’y prirent de façon bien plus habile. Ils brandirent de nobles principes du type « droits de l’homme », et  « liberté linguistique ». Les citoyens devaient être « libres »  pour parler « la langue de leur préférence ».

 

Compte tenu des rapports des forces en Belgique, une telle « liberté » ferait que dans les plus brefs délais le français allait prendre le dessus un peu partout. Cela, la bourgeoisie ne le savait que trop bien.

Au demeurant, cette prétendue liberté (en fait le droit du plus fort) ne fonctionnait pas seulement au niveau de la langue, mais également dans d’autres domaines de la vie sociale.

Ainsi, entrepreneurs et industriels devaient pouvoir agir  « librement » et  sans contrainte. C’était la seule façon possible de générer un bénéfice maximal. Que les ouvriers devaient trimer dur pour un salaire de misère était  absolument négligeable. On pouvait même considérer cela comme positif. Ainsi, le politicien catholique Woeste trouvait indispensable qu’il y eût des pauvres. Cela permettait aux riches de donner libre cours à la vertu de charité…

 

Les esprits éclairés ne s’embrassaient pas une telle logique. Ils ambitionnaient une société démocratique. Comme Lacordaire, le dominicain et grand orateur français, ils se rendaient parfaitement compte que – au vu des rapports de force inégaux - la prétendue liberté mettait le plus faible hors jeu. Dès 1848, Lacordaire déclara : « Entre le faible et le fort, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».

 

Voilà pourquoi les démocrates insistaient sur une législation qui devait réprimer l’arbitraire des plus forts.

C’est bien cela qui constituait, aux yeux de la bourgeoisie francophone, une atteinte évidente aux ‘droits de l’homme’, une violation manifeste de la ‘liberté’. Pendant plusieurs années la Belgique allait connaître la plus  grande liberté linguistique. Au nom de ce noble principe, les néerlandophones allaient être administrés dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. L’administration, l’enseignement et la justice se faisaient pour une bonne partie en français.

 Même les inscriptions dans les villes comme Anvers, Louvain, Lierre, Gand, Bruges, Courtrai, Hasselt étaient rédigées en français. La population locale devait accepter qu’il y eût des juges, des receveurs des impôts, des chefs de gare unilingues francophones. Les simples gens devaient déjà se considérer heureux quand on leur accordait quelques facilités en « vloms ».

Cependant, les détenteurs du pouvoir belges se gardaient bien d ’offusquer outre mesure les Brabançons, les Flamands et les Limbourgeois. De temps à autre ils décernaient même des prix pour des concours en ‘flamand’. Tant que cela se limitait au folklore ou à la couleur locale, leur position de pouvoir ne courait aucun risque.

Tout laissait d’ailleurs prévoir que ‘le flamand’ s’éteindrait en quelques années, comme en Flandre française. La classe dominante feignait une grande générosité. En fait elle nourrissait, pour le commun des hommes et pour sa langue, un mépris frôlant le racisme.

 

La première vague de francisation à Bruxelles.

 

A Bruxelles, le centre du pouvoir par excellence de la Belgique francophone, il existait plus qu’ailleurs, un besoin urgent d’employés d’expression française.

Non seulement les ministères et l’administration centrale avaient besoin de personnel qualifié, mais également les banques, les compagnies d’assurances, les imprimeries, les maisons d’édition et d’autres entreprises. D’innombrables Wallons trouvaient du travail à Bruxelles, de même qu’un grand nombre de Flamands (souvent déjà plus ou moins francisés).

Dans le courant du dix-neuvième siècle, et à l’instar d’autres centres européens, Bruxelles connut une remarquable croissance de la population. Dans des villes comme Gand et Liège se créaient de grandes usines employant des centaines d’ouvriers. Une telle industrialisation massive ne se  réalisait pas à Bruxelles. A l’exception de la commune de Molenbeek, on y voyait apparaître des entreprises plutôt petites et artisanales.

La bourgeoisie de la capitale ne se voyait dès lors pas confrontée à un prolétariat combatif. Le commun des mortels bruxellois ne rêvait pas d’une révolution violente. Bien au contraire, les couches sociales inférieures respectaient la classe aisée. Ils essayaient, autant que faire se pouvait, d’imiter les classes supérieures. La maîtrise du français était un argument essentiel pour prouver qu’on avait réussi sa vie.

Quiconque voulait monter sur l’échelle sociale se devait  de faire en sorte qu’il s’exprimât en français aussi vite que possible. La maîtrise de cette langue – même ‘à la Beulemans’ – était la condition absolue pour toute promotion sociale. Tant les Bruxellois autochtones que les immigrés originaires du Brabant, de Flandre et du Limbourg s’entendaient rappeler en permanence qu’ils ‘devaient savoir leur français’. Par ailleurs, bon nombre de ces ‘nouveaux Bruxellois’ étaient déjà tant soit peu francisés dans leur région d’origine.

Malgré la pression sociale, la majeure partie des Bruxellois est longtemps restée néerlandophone. Le recensement linguistique de 1846, exécuté par les fonctionnaires de la Belgique francophone, le prouve indiscutablement. Ils avaient tout intérêt à gonfler le nombre des francophones. Cela n’empêchait qu’en 1846 60,28% de la population bruxelloise parlait toujours le néerlandais.

La francisation des couches plus vastes de la population n’allait se réaliser qu’à la fin du 19ième siècle, à la suite d’énormes travaux d’infrastructure. Entre 1866 et 1893, Poelaert réalisa le gigantesque Palais de Justice sur l’ancienne montagne des potences. D‘innombrables maisons de gens simples étaient rasées sans plus. Leurs habitants n’avaient qu’à s’installer ailleurs.

A partir de 1867 le même phénomène se manifesta sur les rives de la Zenne. Le bourgmestre Jules Anspach avait décidé de réhabiliter la ville basse. Non seulement la Senne fut voûtée (1867-1871), mais on traça de nouveaux boulevards le long desquels s’érigeaient d’imposantes maisons bourgeoises et de luxueux magasins à la parisienne.

 

Dans le centre-ville rénové, le Bruxellois qui y vivaient depuis longtemps, n’avaient plus de place. Ils devaient s’exiler dans des communes populaires moins centrales. Certaines étaient encore rurales (Anderlecht). D’autres (Molenbeek Saint Jean) hébergeaient une population ouvrière modeste.

L’immigration de ces semi-francisés sapait le caractère flamand de ces villages. Quelque cent ans plus tôt, Verlooy avait été témoin d’un exemple typique d’éviction sociale dans le quartier du Coudenberg et du Parc. Un processus comparable se répétait – sur une échelle bien plus importante - dans la ville basse et dans les Marolles. Une fois de plus, ce furent les Bruxellois autochtones qui payaient les pots cassés. La francisation faisait tache d’huile.

 

Le Mouvement Flamand

 

C’est surtout à  la fin du dix-neuvième siècle que des intellectuels socialement engagés se battaient pour le reconnaissance du flamand à côté du français. Somme toute, ces flamingants se conduisaient en super-patriotes belges. Ils étaient d’ardents partisans d’une Belgique bilingue.

Il s’avéra bientôt que les francophones n’en voulaient pas. La Flandre devait être bilingue, mais en Wallonie ‘le flamand’ n’avait pas de place. Jules Destrée écrivit, littéralement, que les Wallons ressentaient ‘une répugnance instinctive et profonde’ pour cette langue.

La dite ‘Vlaamse Beweging’ a dû lutter pendant plusieurs décennies pour ce droit élémentaire de l’homme qu’un peuple peut être administré sur son propre territoire, dans sa propre langue par des gouvernants élus démocratiquement.

C’est surtout depuis la fin du dix-neuvième siècle que les néerlandophones ont réussi à forcer un nombre de lois linguistiques. Leur application laissait beaucoup à désirer. Les francophones se rebiffaient tout le temps contre cette atteinte intolérable à la ‘liberté’. Ils soupçonnaient même les néerlandophones de tenir un agenda secret. Ils tendraient en réalité  à ‘faire éclater le pays’. Cet argument était totalement dénué de sens, puisque, surtout à cette époque, c’étaient les néerlandophones les patriotes belges par excellence.

En outre, les premières lois linguistiques ne concernaient souvent pas Bruxelles, encore qu’elles y fussent nécessaires. Bien pire encore : pour faire approuver les lois linguistiques au parlement belge, les flamingants faisaient à maintes reprise des concessions aux francophones de Bruxelles et des environs. Bruxelles était de plus en plus lâché et livré à la francisation. Bref, la Flandre s’émancipait aux frais de Bruxelles.

Quoique la majorité de la population bruxelloise fût longtemps encore néerlandophone, même les Flamands bruxellois considéraient la capitale comme une ville mixte où la liberté linguistique était de mise. Ils avaient l’ambition de convertir les unilingues flamands en parfaits bilingues. Par voie de conséquence, les francophones étaient de moins en moins disposés à apprendre le néerlandais. A chaque occasion  l’argument était le même : ‘Mais puisque toi, tu parles français, pourquoi moi j’apprendrais encore le flamand ?’.

 

Du reste, il s’avérera bientôt qu’un autre développement comportait une plus importante menace pour l’unité de la Belgique. Il s‘y profilait une bipartition socio-économique de plus en plus grande. La Wallonie connut une première industrialisation à la fin du 18ième siècle. La Flandre – appellation de plus en plus usitée à la fin du 19ième  siècle pour désigner la partie néerlandophone de la Belgique – est longtemps restée plutôt agricole.

Cette différence économique avait également des conséquences sociales et politiques. Dans les grandes entreprises wallonnes se constituait un prolétariat ouvrier militant. Le parti socialiste avait une prise importante dans de larges couches de la population.

La  Flandre, encore majoritairement agricole, avec des entreprises plutôt de moindre envergure, était moins réceptive au socialisme. Les Flamands déléguaient plutôt des catholiques et des libéraux au parlement et aux conseils communaux.

 

Le suffrage universel plural

 

Pendant longtemps, le Mouvement Flamand  ne s’est intéressé qu’à la langue et à  la culture. Ses dirigeants – issus le plus souvent de la petite bourgeoisie –accordaient moins d’attention à la problématique sociale.

Ce n’est qu’à la fin du 19ième siècle que des gens comme Lodewijk De Raet, Julius McLeod et Daens se rendirent compte qu’il y avait un lien entre ‘l’intérêt linguistique’ et ‘l’intérêt matériel’.

Provisoirement les néerlandophones n’avaient qu’une importance politique restreinte. Les larges couches de la population n’avaient pas le droit au suffrage. Les politiciens élus dans la partie néerlandophone de la Belgique ne tenaient pas trop compte des exigences flamandes, d’autant que beaucoup de ces parlementaires appartenaient toujours à la bourgeoisie francophone.

En 1893 – surtout sous la pression des socialistes wallons – fut introduit le suffrage général plural. Cette réforme constitua une impulsion importante pour le Mouvement Flamand. Le commun des mortels venant d’acquérir le droit au suffrage, les politiciens se devaient de tenir compte de la population votante. En outre, ils étaient obligés – ne fût-ce que pour être élus – d’entrer en contact avec leurs électeurs potentiels dans une langue que ces gens pouvaient comprendre.  Les conséquences ne se firent pas attendre. Cinq ans à peine après l’introduction du suffrage général plural, le parlement belge vota, sous la pression flamande, la dite Loi d’égalité (1898).

Voilà qui fut un coup dur psychologique pour les francophones. La Belgique n’évoluerait donc pas dans le sens  un pays unilingue français, ce qui était leur rêve depuis toujours. On retrouve des échos de cette frustration dans la fameuse Lettre au Roi (1912) de Jules Destrée : « Ils nous ont pris la Flandre ». A l’heure qu’il est, ce traumatisme marque toujours la psychologie des francophones.

 

La première guerre mondiale (1914-1918) n’a fait qu’exacerber les oppositions entre francophones et néerlandophones. Dès le début de la guerre, les francophones déclaraient triomphalement : ‘Après la guerre on ne parlera plus flamand !’ Dans les tranchées de l’Yser, les simples  conscrits flamands constatèrent concrètement ce que la Belgique francophone pensait d’eux. Ceux qui survécurent à la guerre n’ont pas manqué de raconter leurs expériences au retour.

De plus en plus de gens se sont rendu compte que le Mouvement Flamand n’était pas le violon d’Ingres un peu déphasé d’un groupuscule romantique d’amateurs de la langue. L’opinion publique se radicalisait de plus en plus.

 

L’enseignement obligatoire en Flandre …

 

Mais en 1914, il s’était passé autre chose qui allait avoir un impact énorme sur la question des nationalités en Belgique. C’est cette année que le parlement vota la Loi sur l’enseignement obligatoire ; en Belgique, cela se fit comparativement très  tardivement, d’ailleurs.

L’approbation de cette loi  se heurta par ailleurs à une résistance farouche des conservateurs. Pour eux, le caractère obligatoire de l’enseignement était en contradiction avec le concept de ‘liberté’.  C’était une atteinte patente aux droits de l’homme : on ne pouvait tout de même pas forcer un père de famille à envoyer ses enfants à l’école, le chef de famille devait avoir la liberté de faire de ses enfants des analphabètes !

Tant que la scolarité obligatoire n’existait pas, le français ne pouvait pas atteindre de larges couches de la population. Cela a eu des conséquences très importantes. Historiens et sociologues partagent la conviction que, si on avait  imposé la scolarité obligatoire en Belgique dès 1830, toute la Belgique néerlandophone aurait été francisée en profondeur à l’heure qu’il est. A cette époque le Mouvement Flamand manquait manifestement d’influence et la dominance du français était écrasante. Si on avait introduit l’enseignement obligatoire (en français, s’entend), tous les dialectes flamands auraient été éradiqués au plus vite.

 

En différant aussi longtemps l’introduction de l’enseignement obligatoire, les détenteurs du pouvoir francophones ont raté l’occasion de supprimer  définitivement le néerlandais. En 1914, il n’était en effet plus possible de faire se dérouler la vie publique exclusivement en français.

Quelque faible qu’il fût encore à la veille de Première Guerre Mondiale, le Mouvement Flamand n’en avait pas moins obtenu quelques modestes résultats. Les premières lois linguistiques – pour imparfaites qu’elle fussent – avaient déjà, dans une certaine mesure, préservé l’existence du néerlandais..

Grâce à l’introduction de la scolarité obligatoire tous les enfants de six à douze ans étaient scolarisés. En Flandre, cet enseignement se faisait de plus en plus souvent en néerlandais. Les francophones ne réussiront pas, dans cette évolution, à bloquer la néerlandisation de l’enseignement supérieur (néerlandisation de l’université de Gand en 1930).

 

… et à Bruxelles

 

A Bruxelles, l’instauration de la scolarité obligatoire allait avoir des conséquences toutes différentes de celles qu’elle a eues en Flandre. L’enseignement s’y donnait ‘évidemment’ en français et dès lors la francisation des larges couches de la population pouvait aller bon train.

En moins de trois générations des familles néerlandophones se francisaient complètement. Le procès se schématise comme suit : Les grands parents ne parlaient que leur dialecte familier qui était brabançon, ils ne savaient guère le français. Pour assurer l’avenir de leur progéniture dans cette Belgique francophone, ils envoyaient leurs enfants dans des écoles de régime français. Ces garçons et ces filles recevaient donc toute leur formation en français. Avec leurs parents ils parlaient toujours en dialecte. Mais quand ils fondaient eux-mêmes des familles, les conversations dans les ménages se faisaient exclusivement en français. Concrètement il s’ensuivait que les grands-parents n’étaient plus à même de comprendre leurs petits-enfants.

Pour les adeptes de l’idéologie linguistique belg(icist)e, de telles situations navrantes ne faisaient aucun problème. Pour ces partisans de la ‘liberté linguistique’ c’était un processus tout à fait normal qui se déroulait.

En effet, le français était une langue universelle et supérieure, alors que ‘le flamand’ n’était qu’un ramassis de dialectes arriérés. Il n’était que justice que la langue supérieure supplantât la variante inférieure. Ce processus ‘naturel’ ne pouvait être perturbé par des mesures visant à protéger les socialement faibles. Voilà pourquoi des lois linguistiques, et à plus forte raison toute réforme sociale, étaient perverses. Vers 1900, un nombre de Wallons allaient même plus loin. Ils déclaraient que le retard des Flamands était l’effet fatal de ‘qualités inférieures de la race’.

 

La francisation de Bruxelles  se renforçait continuellement de cette façon.  Le phénomène n’était pas limité à la seule ville de Bruxelles. L’espace borné par la seconde enceinte de remparts (l’actuel « Petit Ceinture ») était bien vite urbanisée. L’intensification du trafic  rendait le centre historique de moins en moins vivable.

 

La francisation, phase deux

 

Les bourgeois cossus  se déplaçaient en grand nombre vers la banlieue verte de Bruxelles. Les spéculateurs immobiliers lotissaient à qui mieux mieux terres arables, pâturages et forêts en créant des terrains à bâtir. Les administrations communales installaient les réseaux d’égouts et traçaient des voiries. Elles accueillaient les immigrés francophones capitalistes à bras ouverts.

Rappelons que pas mal de ces villages brabançons étaient depuis plusieurs générations gouvernés par des barons et des comtes. Ces enthousiastes patriotes belges pouvaient maintenant faire fortune dans l’immobilier. Les fabriques d’église locales profitaient, elles aussi, de l’occasion.

Tout cela ne restait pas sans conséquences incalculables. Dans la grande banlieue de Bruxelles, la ségrégation tant sociale que géographique augmenta sensiblement. Il s’y développait une société duale. D’une part il y avait toujours les centre historiques des villages où résidaient les simples villageois brabançons dans de modestes maisons. D’autre part il s’était formé – complètement séparés du centre originel – de nouveaux quartiers résidentiels. Des francophones fortunés y occupaient des villas confortables. Ces immigrés ne cherchaient nullement le contact avec les autochtones . Ils se conduisaient un peu comme des ‘coloniaux’. L’idée ne leur venait jamais d’apprendre la langue des habitants autochtones.

La couche fortunée supérieure considérait comme évident de pouvoir s’exprimer partout et sans problèmes en français dans leur nouvelle commune, non seulement chez les commerçants locaux, mais également dans leurs contacts avec l’administration communale, avec la poste et avec  les services des  contributions. A chaque reprise, l’argument massif était ‘Mais nous vivons quand même en Belgique !’. C’est la preuve irréfutable que pour ces gens, la Belgique signifiait (et signifie encore) parler français un peu partout et sans aucune contrainte. La population subissait une pression sociale écrasante, et les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir.

 

Expansion territoriale

 

Il ressort des résultats des recensements linguistiques entre 1846 et 1947 que de plus en plus de villages brabançons dans la périphérie bruxelloise se sont urbanisés et ont été francisés. En très peu d’années le néerlandais s’est vu réduire à un statut inférieur.

Des communes comme Etterbeek, Uccle, Woluwe-Saint-Lambert, Woluwe-Saint-Pierre, Watermael-Boitsfort et Auderghem comptaient encore plus de 95% de néerlandophones en 1846. En 1947, ceux-ci étaient devenus une minorité opprimée.

Cependant, la francisation ne s’est pas répandue partout avec la même ampleur et à la même vitesse. Les communes habitées par beaucoup d’ouvriers (p.ex. Molenbeek-Saint-Jean, Anderlecht et Jette) sont restées plus longtemps néerlandophones. Il en était de même pour les communes plus rurales, telles que Evere, Ganshoren, et Berchem-Sainte-Agathe, qui n’ont été ajoutées à l’agglomération bilingue qu’en 1954.

Ce qui est clair, cependant, c’est qu’entre 1830 et 1954, la ‘liberté linguistique belge’ a réussi à détacher du  territoire néerlandophone pas moins de 22 communes et à  les doter d’un statut prétendument ‘bilingue’.

 

Bruxelles (ville) 450 ha

Laken 8925 ha

Haren 583 ha

Neder-Over-Heembeek 622 ha

Ixelles 647 ha

Saint-Gilles 250 ha

Etterbeek 316 ha

Schaerbeek 884 ha

Molenbeek-Saint-Jean 656 ha

Forest 624 ha

Watermael-Boitsfort 1.293 ha

Uccle 2.291 ha

Woluwe-Saint-Lambert 723 ha

Woluwe-Saint-Pierre 885 ha

Koekelberg 117 ha

Jette 526 ha

Evere 510 ha

Berchem-Sainte-Agathe 295 ha

Ganshoren 241 ha

Auderghem 903 ha

Saint-Josse-ten-Node 113 ha

 

Total 15.632 ha      

 En clair : en 1954, les néerlandophones avaient déjà cédé plus de 15.000 hectares de leur territoire. Ces 22 communes constituent aujourd’hui la Région Bruxelles-Capitale.

L’histoire ne se termine pas là. A l’occasion de la fixation de la frontière linguistique (1962-1963), les francophones ont, une fois de plus, fait jouer leur suprématie politique, socio-économique et culturelle.

Les néerlandophones  (non les francophones) devaient une fois de plus, faire preuve de ‘bonne volonté’ et de ‘sens de la responsabilité’.

Le compromis de Val-Duchesse  attribuait aux francophones de six autres communes brabançonnes des ‘facilités’.

Wemmel 874 ha

Wezembeek-Oppem 682 ha

Linkebeek 415 ha

Kraainem 580 ha

Rhode-Saint-Genèse 2.282 ha

Drogenbos 248 ha.

 

Total 5081 ha.

 

  Non seulement les observateurs politiques, mais aussi les citoyens modaux se sont fait cette réflexion : des gens qui ont refusé pertinemment et systématiquement de s’intégrer voient ainsi récompensé leur comportement asocial et peu démocratique. En outre, il s’avéra que ces conditions ne contribuaient nullement à une solution, voire même à une meilleure entente. 

 

 Les six communes à facilités ont été francisées à fond dans les plus brefs délais. Depuis des années déjà, politiciens et presse francophones trouvent qu’il est scandaleux que ces communes appartiennent toujours au territoire linguistique néerlandais. L’exigence de les intégrer dans la Région Bruxelles-Capitale se clame de plus en plus.

Des revendications analogues sont actuellement formulées concernant toute une série d’autres communes : Dilbeek, Asse, Lennik, Sint-Pieters-Leeuw, Halle, Overijse, Londerzeel, Vilvorde, Grimbergen, Strombeek, Tervuren etc.

Dans un très grande région autour de la capitale, les prix toujours croissants des terrains empêchent les habitants locaux d’y rester. L’éviction sociale progresse de jour en jour. Il s’agit d’un phénomène qui ne se limite pas à la province du Brabant Flamand. Les provinces d’Anvers et de Flandre Orientale s’y voient également confrontés.

 

Nouvelles relations entre la Flandre et la Wallonie

 

Depuis les années 1920, le vent a tourné pour la Flandre et les relations entre la Belgique néerlandophone et la Belgique francophone basculent graduellement.  Ceux qui avaient reçu leur formation scolaire en néerlandais n’acceptaient plus les discriminations qu’ils avaient endurées jusque-là. De plus en plus de gens réclamaient leurs justes droits dans les entreprises, dans l’administration nationale et en politique. La démocratisation s’intensifiait progressivement. Les francophones perdaient petit à petit  leurs privilèges ; et leur frustration pour les positions de force perdues s’accroissait peu à peu.

Alors que la position du français s’effritait en ‘Flandre intérieure’, cette évolution n’a  jamais connu son pareil à Bruxelles. En fait, ce sont les Bruxellois, toujours trop méprisés en Flandre, qui sont les premières et les pires victimes du régime le plus francisant que les Pays-Bas Méridionaux ont jamais connu : le régime belge.

Comme les Wallons continuaient à rejeter obstinément le bilinguisme en Wallonie, la Belgique est finalement  devenue un pays à deux territoires séparés, l’un unilingue néerlandophone (la Flandre), un autre unilingue francophone (la Wallonie) ; un troisième territoire soi-disant bilingue (Bruxelles) complète l’image. Cette situation fut sanctionnée par la loi linguistique de 1932. A partir de cette date, le néerlandais allait devenir la langue officielle dans la partie néerlandophone de Belgique.

 Après la seconde guerre mondiale le centre de gravité économique de la Belgique se déplaça de Wallonie en Flandre. Cela porta également un coup dur : les Wallons avaient méprisé les Flamands pendant des décennies. En outre ce déplacement comportait également des conséquences politiques d’importance. La Flandre n’était plus le parent pauvre ; elle réclamait sa place légitime dans l’ensemble..

Les ‘golden sixties’ intensifièrent le bouleversement des relations de force en Belgique. En 1963, la frontière linguistique fut fixée, cinq ans plus tard l’Université catholique de Louvain quitta la ville de Louvain pour s’installer en Brabant Wallon (1968).

La revendication d’une plus grande autonomie s’amplifiait, non seulement sur le plan de l’éducation et de la culture, mais aussi dans le domaine socio-économique.

La bourgeoisie francophone de Flandre accepta bon gré mal gré la perte de ses anciens privilèges. Un nombre d’entre eux déménagea, aigris et frustrés, en Wallonie ou à Bruxelles. Ils se  souvenaient avec nostalgie de la Belgique d’antan. Cela leur inspira un belgicisme virulent dont les échos s’entendent encore constamment dans les medias francophones à l’heure qu’il est.

 

Une question de nationalités

 

En revanche, les Flamands n’ont jamais cherché à utiliser l’arme des représailles. Personne n’a jamais prôné d’infliger aux Wallons – à leur tour – un traitement comparable à la façon dont les francophones avaient traité leur compatriotes d’un autre régime linguistique. Les néerlandophones n’ont jamais promu le néerlandais à Tournai, à Namur, à Liège ou à Charleroi.

Ils n’ont jamais demandé que trois choses :

- Que les francophones cessent de revendiquer des parties du territoire néerlandophone.

- Que les droits des néerlandophones soit respectés à Bruxelles capitale

- Que les néerlandophones disposent de l’autonomie indispensable.

                                

Cette autonomie devait leur permettre de développer une politique adaptée à leurs besoins et possibilités particuliers. Ce n’est qu’ainsi qu’ils allaient pouvoir contribuer à une plus grande prospérité et à un plus grand bien-être du pays entier. En clair, les Flamands restent toujours disponibles pour une solidarité qui soit raisonnable et transparente. Pour les francophones, cela était impensable. Ils ne parvenaient pas à se résigner aux relations sociales altérées, ni à la démocratisation.

Les besoins réels des Wallons modaux ne les intéressaient pas vraiment. Leur attention portait surtout la lutte dépassée pour les privilèges en  faveur des francophones qui avaient abandonné la Wallonie pour aller s’établir à Bruxelles ou dans sa banlieue.

En outre, il fallait également conserver la ‘solidarité nationale’ sans aucune restriction, ce qui s’avérait de plus en plus difficile à cause de la crise économique qui se déclara au début des années 1970. La hausse des prix des combustibles, la concurrence, la mondialisation et le vieillissement de la population contraignaient les autorités à faire un usage très efficace des moyens dont elles disposaient.

Les contrastes séparant néerlandophones et francophones s’accentuent de plus en plus et ce, surtout dans les domaines qui n’ont rien à voir avec la langue.

A la fin du 20ième siècle, plusieurs études scientifiques ont mis à jour un autre fait encore. Les néerlandophones (les Flamands) et les francophones (les Wallons) ne parlent pas seulement des langues différentes. Ils  adhèrent à des opinions divergentes au  sujet de plusieurs problèmes sociaux (rôle des pouvoirs publics dans la politique économique, usage de l’assurance maladie et invalidité, questions éthiques, organisation de la justice et de la police) .

Ce n’est pas un problème linguistique qui divise la Belgique : il s’agit d’une question de nationalités.

 

Réformes de l’Etat

 

Si l’on veut maintenir le pays dans de telles circonstances, il faut des réformes institutionnelles radicales. Ce n’est qu’en attribuant aux francophones et au néerlandophones de plus grandes compétences qu’on pourra éviter au maximum les frictions pénibles.

Sous la pression d’une conscience politique croissante l’état unitaire belge a dû céder de plus en plus d’autonomie aux deux peuples qui vivent sur son territoire. Cette ‘révolution paisible’ s’est réalisée moyennant un nombre  de réformes de l’état qui se sont d’ailleurs suivies  à une cadence progressivement plus rapide.

La réforme de 1970-1971 conféra l’autonomie aux néerlandophones, aux francophones et aux germanophones. A peine dix ans plus tard, en 1980, la Constitution devait déjà être révisée. Il s’avéra assez rapidement que cette démarche n’allait pas suffisamment loin.

La réforme de l’Etat de 1988-1989 habilita la Flandre et la Wallonie dans les domaines de l’enseignement, de la culture, de la politique économique, de l’environnement des travaux publics et du transport. A cette occasion, la Région Bruxelles-Capitale fut – enfin – conçue officiellement.

La réforme de 1993 - la quatrième depuis 1970 – reconnaît expressément que la Belgique est un état fédéral où une grande partie du pouvoir est exercée par les Communautés (néerlandophone, francophone et germanophone) et les Régions (Flandre, Wallonie, Bruxelles).

Tant la Flandre que la Wallonie (et même Bruxelles) disposent d’un parlement directement élu. Ces institutions démocratiques sont dorénavant capables de prendre des décisions autonomes – sans intervention des autorités belges, non seulement en matière d’enseignement, de culture, d’économie, de travaux publics,  de transport, mais aussi sur le commerce extérieur, le tourisme, l’agriculture et la politique scientifique.

En outre, la province de Brabant, bilingue, a été scindée le 1er janvier 1946, en une partie unilingue française et une partie unilingue néerlandaise. La Région Bruxelles-capitale constitue dès lors une enclave bilingue dans la nouvelle  province – unilingue néerlandophone – du Brabant Flamand. Toutefois, l’arrondissement électoral Bruxelles-Hal-Vilvorde n’a toujours pas été scindé.

De très amples pouvoirs ayant été transférés du niveau fédéral aux états fédérés, la Belgique commence à prendre des allures confédérales. A Bruxelles, toutefois, la démocratisation n’a pas évolué de la même façon qu’ailleurs en Belgique.

 

Le ridicule ne tue pas

 

Peu à peu les Flamands affichèrent une certaine suffisance : ‘Nous voilà arrivés !’. D’aucuns trouvaient branché de s’apitoyer sur les ‘mesquines querelles communautaires’. Les politiciens devaient enfin s’occuper des ‘vrais problèmes des gens’.

Raisonnement curieux que celui-là ! En Belgique francophone, les socialistes et les écologistes n’ont jamais eu le moindre problème à militer sans cesse et avec insistance, en plus de leur programme spécifique, pour les privilèges des francophones en Flandre. Dans le Nord de tels soucis ne se manifestèrent guère.

La pénible formation du gouvernement  après les élections du 10 juin 2007 mit à jour une immense désillusion. De plus en plus de néerlandophones commencèrent à réaliser à quel point la puissance et la prospérité de la Flandre sont vulnérables.

Malgré la fixation de la frontière linguistique, malgré le transfert de Louvain francophone en Wallonie, malgré une série de réformes de l’état, les francophones ne semblent toujours pas prêts à respecter les règles du jeu démocratique en parlant néerlandais dans la Région Flamande. Les néerlandophones de Wallonie eux,  se sont depuis toujours intégrés sans problèmes, comme il se doit . L’inverse n’est pas vrai. En demandant des privilèges dans la Région Flamande, ce sont les francophones – et personne d’autre – qui créent ‘des problèmes communautaires’  . Ce qui  est remarquable, car ce sont précisément les francophones qui prétendent que ce sont là de ‘faux problèmes’ qui nous empêchent d’affronter les ‘vrais problèmes’. Comprenne qui peut.

Mais la blague devient vraiment belge quand on considère ce qui suit. De plus en plus nombreux sont les Wallons qui se rendent compte qu’ils on besoin de connaître le néerlandais pour trouver du travail en Flandre et à Bruxelles. C’est pourquoi la Communauté Française investit pas mal d’argent dans des cours de néerlandais Et que se passe-t-il au même moment ?  Eh bien, a cette même heure les immigrés francophones dans les environs de Malines , d’Alost et de Louvain refusent net  de parler néerlandais avec leurs concitoyens. Il n’empêche que dans la banlieue bruxelloise ils pourraient avoir l’occasion rêvée d’apprendre le néerlandais sans frais et sans peine avec leurs voisins, leurs commerçants, leur administration communale, et j’en passe…

Ce qui ne gâte rien, c’est que précisément en s’intégrant, ils pourraient enfin donner un signe authentique d’un réel intérêt pur une Belgique viable.

Il ne s’agit en effet plus des six communes à facilités et de la grande banlieue de Bruxelles. Au seuil du 21ième siècle ce ne sont plus seulement des communes près de Louvain (Brabant Flamand) qui sont confrontées à l’évincement social, mais également des communes près de Malines (Province d’Anvers) et d’Alost (Flandre Orientale). A leur tour, ces communes risquent de subir le même sort qui a été celui de Bruxelles-Ville au cours du 19ième siècle.

En novembre 2004, les francophones exigèrent le rattachement de 40 communes à Bruxelles. Si cette exigence est accordée, ce ne sont plus seulement les habitants du Brabant Flamand qui seront pleinement confrontés à ces ‘faux problèmes’, mais également  ceux  de Flandre Orientale et d’Anvers.

Les gens perspicaces se rendent compte que ce qui se passe à Bruxelles et dans la banlieue pourrait, à très long terme, constituer une menace mortelle  pour la Flandre elle-même.

Ce qui amène certains à une réaction très bornée : ‘ Laissons tomber Bruxelles et tous nos problèmes sont résolus’.

Or, c’est précisément l’abandon de Bruxelles qui  créerait la base idéale pour saper la position du néerlandais dans toute la Flandre.

Quiconque prend au sérieux la démocratie et les droits de l’homme ne peut que s’opposer à une telle éviction sociale. Un ‘procès naturel’  d’une telle allure, où le plus fort opprime le plus faible est une négation patente de principes fondamentaux en démocratie.

La colonisation et le racisme ne sont pas compatibles  avec la démocratie.

 

 

 

 

Traduction de : “ Wat met Brussel ? Uitdagende perspectieven voor de Hoofdstad, Leuven, 2008 (Davidsfonds) , p.11-29.

 

 

 

 

 

 

 

 

L USAGE DES LANGUES A BRUXELLES AVANT 1794

La pratique linguistique à Bruxelles du 12e siècle à 1794

 

 

Introduction

 

En 1985, les étudiants des deux licences en Philologie Germanique de l’U.I.A.  à Anvers assistèrent à un cours sur invitation ayant pour objet  ‘L’usage des Langues à Bruxelles avant l’Occupation Française(1792/94-1815)’. Auparavant, ils avaient répondu à un questionnaire.[1] Cette enquête devait sonder leurs connaissances sur ‘Bruxelles’ à l’état actuel autant qu’historique. Une des questions portait entre autres sur le pourcentage de Bruxellois francophones à la fin du 18e siècle. Or, en 1985 nous disposions de deux publications fournissant la réponse à cette question concrète. D’une part il y avait, de la main de l’avocat J.B.C. Verlooy, le fameux texte de 1788 connu comme la « Verhandeling op d’Onacht der Moederlyke tael in de Nederlanden » (Dissertation sur l’irrespect de la langue maternelle dans les Pays-Bas) ; d’autre part l’historien Hervé Hasquin avait publié une étude sur le sujet datant de 1979[2].

 

La Verhandeling op d’Onacht fournit le témoignage d’un contemporain, à savoir de Jean Baptiste Verlooy (1746-1797). Il était parfaitement au courant de la situation bruxellois. Originaire de Houtvenne, village en Campine, il habitait et travaillait dans la capitale princière (‘de Princelycke Hoof(d)stadt van ‘t Nederland’). Cet adepte  des Lumières était avocat près le Conseil du Brabant[3]. Selon Verlooy, Bruxelles ne comptait en 1788 que 5% de francophones[4]. Autrement dit, avant l’occupation française (1792/94-1815), quelque 95% des Bruxellois étaient néerlandophones. Une étude bien plus récente avait corroboré le contenu de la Verhandeling op d’Onacht : en 1979, Hervé Hasquin avait publié les résultats d’une étude sur l’emploi des langues dans les actes notariés bruxellois. Le professeur de l’ULB à Bruxelles en induisit qu’aux environs de 1785, près de 90% de la population bruxellois utilisait le néerlandais comme langue véhiculaire.[5]

 

2. Bruxelles, source de tous les maux

 

En 1985 il, s’avéra de l’enquête que les germanistes anversois étaient convaincus qu’aux environs de 1790 la moitié des Bruxellois étaient francophones… Ils croyaient donc qu’à la fin du 18e siècle, Bruxelles hébergeait dix fois plus de francophones que le nombre réel…

 

Ceci n’est pas exceptionnel. Ce sont surtout les néerlandophones qui ont tendance à surestimer l’importance de la francisation de Bruxelles  pendant l’Ancien Régime. Cette conception erronée provient dans une large mesure de l’image de marque négative dont ‘Bruxelles’ « jouit » en Flandre[6]. Bon nombre de néerlandophones ne se sentent pas chez eux dans cette ville. A leurs yeux, la capitale constitue le symbole par excellence de la Belgique dominée par la bourgeoisie francophone. En outre, ils imputent aux autorités établies à Bruxelles – non seulement les administrations belges, mais également les flamandes et même les européennes – la responsabilité de bon nombre de mesures qui leur compliquent la vie . « C’est encore Bruxelles qui a inventé cela ! » est un cri fréquent. Ainsi on passe assez légèrement sur le fait évident que toutes ces décisions, ces préceptes, lois et règlements  sont le plus souvent le résultat d’interventions de la part de gens qui n’ont rien à voir avec ‘Bruxelles’.

 

L’aversion envers Bruxelles ne se rapporte pas seulement à la situation actuelle mais elle est aussi projetée sur le passé. Elle influence dès lors l’image que les néerlandophones se font de la pratique linguistique à Bruxelles sous l’Ancien Régime. Cela n’est pas fait pour nous étonner puisqu’aussi bien la capitale s’est manifestement vue franciser dans une large mesure au courant des 19e et 20e siècles. Beaucoup en ont déduit que cette situation existait déjà depuis des siècles, d’autant plus qu’après 1531,  Bruxelles était devenue la capitale des Pays-Bas[7]. C’est là que résidait le souverain ou son représentant, son gouverneur ou ses gouverneurs-généraux avec leur cour et leurs administrations centrales. Et dans ces milieux, le français était bel et bien de mise. C’est ce qui convainc pas mal de personnes qu’à Bruxelles il a dû y avoir depuis toujours un grand nombre de francophones. Voilà qui explique le pourcentage élevé supputé par les germanistes anversois.

A cela s’ajoute que la Vlaamse Beweging (Mouvement flamand) a depuis toujours imputé tous les péché d’Israel à ‘Bruxelles’. C’est elle qui a créé le mythe du ’méchant Bruxelles’. Sans manquer, les Bruxellois sont stigmatisés comme ‘des êtres arrogants et prétentieux’. Ils auraient depuis longtemps pris l’habitude de satisfaire autant que possible aux volontés des puissants étrangers. Déjà sous le gouvernement bourguignon (1406-1482) ces « coquins » auraient trahi leur langue maternelle. Ces « fransquillons » auraient méprisé le flamand tant sous les Habsbourg espagnols (1482-1713) que sous les Habsbourg autrichiens (1713-1794). Pendant la domination française (1794-1815), les Bruxellois auraient collaboré à cœur joie avec l’occupant, même quand il prohibait l’usage du néerlandais. Quand le roi Guillaume I (1815-1830) des Pays-Bas Réunis a voulu réhabiliter le néerlandais après 1815, il se serait affronté à la résistance acharnée des ‘Bruxellois francophiles’. Ce seraient eux qui auraient pris les devants dans la lutte contre les Hollandais. Après la victoire belge, ‘Bruxelles’ auraient couronné son travail. La capitale aurait imposé  le français à la Flandre entière[8]. Jusque là le mythe ‘anti-bruxellois’ dans sa version traditionnelle.

Cette conception était évidemment fort  marquée par la longue lutte pour l’égalité des droits souche, élus démocratiquement[9].

 

Les Flamands ont été obligés de trouver au Parlement belge une majorité en faveur des lois linguistiques qui devaient les protéger. Cela présupposait le soutien non seulement des Wallons, mais également des francophones vivant en Flandre. Ajoutez à cela que les Flamands se sont longtemps comportés comme des patriotes modèles : Ils étaient fervents partisans du bilinguisme dans toute la Belgique, ce qui suscitait une résistance opiniâtre de la part des Wallons qui ressentaient une grande aversion pour ‘le Flamand’. Jules Destrée parlait d’une ‘répugnance instinctive et profonde’[10] . Vu que les francophones se sont toujours farouchement opposés à une Wallonie bilingue, la Belgique est finalement devenue au cours du 20e siècle, un pays constitué de deux  régions unilingues (la Flandre et la Wallonie) et d’un territoire bilingue (Bruxelles).

 

Pendant des décennies, la ‘Vlaamse Beweging’ a dû prendre à partie les gouvernants belges qui dirigeaient la Flandre depuis ’Bruxelles’. Toute décision provenait du gouvernement qui siégeait dans les parages de la rue de la Loi. En un rien de temps ce ne fut point le gouvernement belge qui était chargé de tous les péchés d’Israël, mais bel et bien le ‘Bruxelles’ quasi mythologique. La mentalité douteuse que produisait cette idée ressort cruellement des vers suivants du poète anversois Karel van den Oever[11] :

 

Brussel, dat is de laffe daad

tegen mijn ziel, mijn hart, mijn kracht

Brussel, dat is  de laffe smaad,

Die mij versmacht

Brussel, dat is de ploertige logen

Gefluisterd tegen mijn rustig brein

Dat is gal op mij gespogen

Dat is onzuiver, dat is onrein

Brussel, Brussel, o gij onrecht

Tegen mijn levend mijn denkend gedacht,

Prangende boei waaruit ik mij vrij vecht…[12]

 

Un tel langage bravache s’entend toujours. Un chef de file flamand prétendit encore en 1978 que Bruxelles devait retourner dans le marais d’où il s’était un jour extirpé[13].

 

L’historien qui se base sur la recherche systématique dans les archives, essaie de contrôler ‘wie es eigentlich gewesen ist’, en arrive bien vite à se rendre compte de l’absurdité de l’idée que Bruxelles aurait déjà été francophone pendant le quinzième siècle bourguignon. Malheureusement, il a fallu attendre l’année 1979 pur que vît le jour une telle étude. Les conséquences se devinent facilement

 

En 1887 Jan Te Winkel publia son Histoire de la Littérature néerlandaise. Le professeur hollandais écrit que les véritables lettres échevinales de Bruxelles étaient toujours rédigées en français jusqu’au 16e siècle[14]. Cette affirmation erronée fut reprise sans hésiter par le linguiste Ferdinand Brunot dans son histoire de la Langue française[15]. Or, l’examen systématique de tous les documents archivés de la période avant 1500 révéla l’existence d’en tout et pour tout trois( !) actes des échevins de Bruxelles rédigés en français, et que chacun d’eux avait exclusivement trait aux ducs de Bourgogne[16]. Tous les autres actes des échevins bruxellois sont rédigés soit en latin soit en thiois…

 

D’où provient alors cette idée reçue ? Le mythe comme quoi Bruxelles aurait déjà été francisé depuis toujours repose curieusement sur une interprétation erronée de la susmentionnée Verhandeling op d’Onacht der moederlycke tael in de Nederlanden (1788).

 

3. Verlooy compris de travers

 

Si la Verhandeling  de Verlooy date d’il y a plus de deux siècles, elle n’en reste pas moins d’une énorme importance. Elle nous fournit des informations intéressantes sur la situation linguistique dans l’ensemble des Pays-Bas. Il serait injuste de lapider cet avocat campinois. Le problème n’est pas dû à Verlooy, il provient de la façon  dont d’autres ont interprété son œuvre dans les dernières décennies. Il appert que peu d’autres ont lu cette publication réellement et complètement. La plupart ne connaissent la Verhandeling que par le truchement de résumés dans des publications de vulgarisation, des manuels scolaires et dans des ouvrages de référence. Ce sont principalement les passages traitant du prestige réduit du ‘Neder-Duytsch’ (le bas-thiois) et du prétendu ‘fransquillionisme’ des Bruxellois qui ont constamment été soulignés[17].

 

Par ailleurs, d’autres affirmations – au moins aussi importantes – de Verlooy sont généralement passées sous silence. Nombreux sont ceux qui croient que Verlooy aurait écrit sa Verhandeling op d’Onacht der moederlyke Tael à Bruxelles. A en lire le titre, il s’agit  bel et bien de l’ensemble des Pays-Bas. L’auteur du 18e siècle ne fustigeait pas seulement la négligence du néerlandais dans les Pays-Bas  Méridionaux, mais il désapprouve également la négligence avec laquelle les Hollandais du Nord traitent leur langue. Le Nord et le Sud se doivent de défendre ensemble le ‘Neder-Duytsch’ (le thiois ou bas-allemand). L’avocat bruxellois formule même un nombre de propositions concrètes pour revaloriser la langue du peuple.

 

Verlooy ne se limite pas à la seule description de la décadence de la langue maternelle : il part à la recherche des causes de ce mal. La faute de cette situation malheureuse incombe selon lui aux ducs de Bourgogne : « nous ne devons imputer cette humiliation de notre caractère propre et le déclin de nos arts qu’ à la maison de Bourgogne. En fait, quand elle a acquis la souveraineté de ces pays, elle a entraîné ici une grande maisonnée. Elle n’a pas tardé à établir toute l’administration et les premiers conseils en français »[18].

 

Ce n’est pas qu’à Bruxelles mais partout dans les Pays-Bas que le français devint la langue des nobles, des conseillers et des fonctionnaires. Verlooy continue : « donc tout ce qui était quelque chose ou voulait devenir quelque chose, parlait français. C’est à cause de cette cour remuante et du nombre exorbitant de hauts et bas fonctionnaires des conseils que l’on devait importer de France, cette ville était submergée de Français et l’on accepta autant que possible leur langue ». La langue de la cour fut donc « acceptée et honorée (aanveerd en geëerd) par la capitale ». En outre, partout dans le pays, un « préjugé aveugle (blinde ingenomenheyd) » faisait que le français était prôné[19]. Quelques pages plus loin, Verlooy entre dans le détail de la situation linguistique à Bruxelles. Il pose clairement que le français fut introduit ici par les souverains bourguignons : « Cette ville de Bruxelles a le ‘Nederduyts’ et le français. Le  Nederduyts est l’ancienne langue maternelle. Le français nous a été imposé quand la maison de Bourgogne a acquis la souveraineté de ces pays, quand elle a établi ici toute une cour française, des conseils français et une administration française »[20].

 

Ces deux passages de la Verhandeling op d’onacht der moederlyke tael in de Nederlanden sont d’une importance capitale. C’est ici que Verlooy révèle le mécanisme fondamental de la francisation. Il le démontre sans le moindre doute : des souverains étrangers ont été responsables de la décadence de la langue maternelle et pour l’expansion du français dans les Pays-Bas. Ce penseur rationnel du 18e siècle constate que la francisation était le fait de la ‘maison de Bourgogne’ et des autres souverains qui gouvernaient les Pays-Bas par après : les Habsbourg. Pour le dire en clair : la francisation  ne provient pas de ‘Bruxelles’ comme le prétendront  plus tard les Flamingants. Bien au contraire ! Plus que les autre villes des Pays-Bas, Bruxelles a subi la contrainte sociale exercée par les souverains étrangers, les courtisans et les fonctionnaires qui s’étaient établis dans le Capitale princière ; Bruxelles n’est donc pas le ‘coupable’, bien au contraire : il est la première et la pire des ‘victimes’.

 

 4.Le tribut de l’histoire

 

La francisation étant due à des souverains étrangers, il paraît indispensable d’esquisser en grandes lignes l’histoire de la ville de Bruxelles et de le faire dans le cadre plus vaste de l’ancien duché du Brabant et de l’ensemble des Pays-Bas[21].

 

Il suffit de regarder la carte de Belgique pour se rendre compte que Bruxelles, ville plurinationale, constitue une enclave dans le territoire néerlandophone. En outre, tous les toponymes historiques de la ville sont typiquement flamands :Coudenberg, Ruysbroeck, Warmoesbroeck, Nieuwland, Orsendael, Borgendael… En outre, les familles aisées de souche médiévale à Bruxelles portent des noms reconnaissables comme tels : Serhugheskint, Rodenbeeck, Kint, Meert, Van Coudenberghe, Van Ruysbroeck, Clutinc… Cela en dit long sur la néerlandophonie historique de Bruxelles.

 

Or, l’actuelle capitale de la Belgique n’est plus la ville néerlandophone qu’elle a été des siècles durant. Surtout depuis la fin du 19e siècle, d’importantes couches de l’agglomération urbaine se sont francisées. Pendant les dernières  décennies un nouveau développement s’est manifesté. Dans les années soixante, Bruxelles a vu une importante immigration, non seulement de travailleurs étrangers, mais aussi de diplomates et de gens d’affaires. L’établissement d’institutions européennes et internationales d’abord, mais également celui d’entreprises internationales  ont fait de Bruxelles une ville plurinationale. C’est l’anglais qui y fonctionne de plus en plus comme langue de communication internationale par excellence[22].

 

En bref : cette ville a perdu au cours des siècles son caractère néerlandophone originel. La question se pose de savoir quand et sous l’influence  de quels facteurs ce processus de changement linguistique a pu se réaliser. Seule l’histoire saurait apporter une réponse valable. La situation actuelle – pour complexe qu’elle soit--   résulte d’une évolution séculaire.

 

4.1. Naissance de Bruxelles

 

A l’origine, rien ne présageait qu’un jour Bruxelles deviendrait la métropole internationale qu’il est aujourd’hui. Au cours du haut Moyen Âge une modeste communauté s’établit sur les bords de la Zenne. Petit à petit, elle se développait et devenait un centre de commerce et d’industrie. Malgré nos rares informations sûres  sur l’histoire ancienne de Bruxelles, quasi tous les historiens sont convaincus que la ville a pris de l’importance vers la fin du 10e siècle. En 977, l’empereur allemand Othon II accorda en fief le duché de Basse-Lotharingie au Carolingien Charles de Franconie Occidentale. Celui-ci s’établit à Bruxelles en 979 ; il fit construire un bastion dans un des îles de la Zenne. C’est de là que Charles et ses successeurs devaient  défendre les frontières occidentales de l’Empire (allemand) contre les incursions des rois de France et de leurs vassaux et complices, les comtes de Flandre[23].

 

Ainsi Bruxelles devint pour la première fois résidence princière. Pas pour longtemps, cependant. Depuis 1005, les successeurs de Charles de Basse-Lotharingie s’établirent à Louvain. Les premiers ducs de Brabant  résidaient le plus souvent dans la ville sur la Dyle. Cela explique pourquoi Louvain continua à prétendre au titre de ‘Première ville du Brabant’ jusqu’à la fin du 18e siècle.

 

4.2. Le Brabant.

 

Le duché de Brabant comptait quatre ‘villes principales’ à savoir Louvain, Bruxelles, Anvers et Bois-le-Duc, et en plus un nombre de centres moins importants, tels Lierre, Tirlemont, Léau et Nivelles. La majeure partie du duché se situait au Nord de la frontière linguistique germano-romane et appartenait donc à la zone néerlandophone. Seul l’extrême Sud, le ‘Roman Pays de Brabant’, agraire, où se situait l’abbaye impériale de Nivelles, faisait partie de la zone francophone.

Brabant était un fief de l’empereur allemand. Le duché jouissait d’une large autonomie. Les princes brabançons n’avaient aucune ambition de se détacher de l’Empire; bien au contraire ! Ils tiraient vanité d’être des princes de l’Empire[24]. Il s’imposèrent  comme gardiens de la ville impériale d’Aix-la-Chapelle, où reposait la dépouille de Charlemagne et ne visaient qu’à augmenter leur prestige au sein de l’Empire. La bataille de Woeringen (5 juin 1288) – qui n’eut pas lieu au Brabant même, mais dans les environs de Cologne – constitua un brillant apogée de cette politique[25]. Sur le plan commercial et culturel[26], les liens entre le Brabant et l’Empire étaient étroits.

 

Du coup il appert à quel point l’histoire du Brabant diffère fondamentalement de celle de la Flandre. Ce comté (avec ses villes comme Bruges, Gand, Ypres,  Courtrai et  Lille) contenait, en plus de la partie thioise un assez vaste domaine qui était francophone de longue date. En plus, la Flandre - exception faite pour la région autour d’Alost - dépendait du roi de France. Contrairement aux Brabançons jouissant d’une large autonomie, les comtes de Flandre devaient bel et bien tenir comte de leur suzerain français. Ce roi avait en effet l’intention de renforcer sa puissance sur la Flandre, tant sur le plan politique que militairement. Ceci entraîna des conflits, parmi lesquels la bataille des Eperons d’Or (Courtrai 11 juillet 1302) obtint un statut quasi légendaire sous l’influence du romantisme du 19e siècle. Certains historiens sont convaincus que cette victoire des métiers et bourgeois  flamands a  empêché  l’intégration pure et simple de la Flandre par la France[27].

 

Pourtant, la Flandre a subi l’influence française depuis  des siècles, non seulement au niveau politique mais aussi culturellement et linguistiquement. Dans les villes comme Bruges, Gand, Ypres et Courtrai qui appartenaient sans aucun doute au territoire néerlandophone et où  la population parlait le thiois, une couche supérieure (les dits Leliaerts) se servait couramment du français[28]. Par ailleurs, le français était, au Moyen âge, la langue de la cour et de la noblesse en général. C’était  aussi le cas en Angleterre, pays conquis depuis la bataille de Hastings (1066) par les Normands[29]. L’influence française jouait en Italie également. Le poète florentin Dante Alighieri critiqua les Italiens qui méprisaient leur langue maternelle et qui s’engouaient du français[30].

 

Même dans le duché de Brabant, le français était de mise dans certaines familles nobles[31]. Contrairement à la situation en Flandre, le néerlandais y restait la langue administrative par excellence. C’est ce qui fit écrire à Godefroid Kurth que les Brabançons restaient obstinément fidèles au thiois. Selon ce maître d’Henri Pirenne, le Brabant échappa à l’influence de la culture française: « Le Brabant était la seule de nos provinces où l’on restât fidèle, avec une obstination patriotique à la langue maternel, qui était le flamand, lorsqu’elles (les villes de Bruxelles, de Louvain, d’Anvers, de Bois-le Duc) renoncèrent à la langue savante qui était le latin, c’est en flamand qu’elles délibérèrent sur les intérêts publics ?. Il y a dans ce simple fait un indice des plus significatifs : le Brabant échappait au rayonnement de la culture française, il vivait de sa vie propre, il formait un royaume en miniature… »[32].



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4.3. L’essor de Bruxelles

 

Bruxelles s’est développé dans le Brabant. Leurs destinées sont indissolublement  liées l’une à l’autre depuis toujours. La future capitale européenne  se trouvait,  au Moyen Âge, à l’intersection de routes commerciales d’Est en Ouest et du Nord au Sud. C’était surtout la route qui joignait l’Angleterre (Londres) à la Rhénanie (Cologne), en passant par la Flandre (Bruges, Gand) qui était d’une importance capitale. Elle a contribué au développement de la modeste colonie en une vraie ville dotée d’une première enceinte. En 1229, le duc Henri I (1190-1235) accorde aux Bruxellois un statut (keure) qui garantit aux bourgeois un nombre de libertés. Entre-temps cette ville brabançonne acquit une solide réputation par la draperie.

Depuis le règne du légendaire duc Jean I (1267-1294), Bruxelles devint la résidence usuelle des ducs du Brabant[1], Louvain demeurant pendant très longtemps une concurrente sérieuse. Jean I acquit un grand prestige en Europe : en 1288, il avait écrasé à Woeringen, avec le support des bourgeois de Cologne, une coalition de l’archevêque de Cologne et des comtes de Gueldre et de Luxembourg. Jean I accorda aux Bruxellois plusieurs privilèges et contribua, ce faisant, à l’expansion économique de la ville. L’extension progressive de Bruxelles faisait qu’entre 1375 et 1379 fut construite une seconde enceinte.

 

La ville  sur la Zenne connut également un boom sur le plan culturel. Elle devint le centre le plus important du gothique brabançon. Des constructions monumentales telles que l’église capitulaire de Saint-Michel et Sainte-Gudule (1225-1490) et l’hôtel de ville (1401-1455) témoignent encore aujourd’hui de la maîtrise des maçons et des tailleurs de pierre (‘steenbickeleren’) bruxellois. Le plus grand mystique des Pays Bas, Jan van Ruusbroec (1293-1381) fut longtemps  simple prêtre de Sainte-Gudule. Il écrivit ses traités en pur thiois bruxellois (‘onvermingheden Brusselschen Dietsche’). On les traduisit en latin et ils se répandirent dans toute l’Europe.

 

Sur le plan politique Bruxelles acquérait un prestige grandissant. Les  villes brabançonnes - surtout Bruxelles, Louvain, Anvers, Bois-le-Duc, Lierre, Tirlemont, Léau et Nivelles - se consultaient régulièrement. Cela  renforçait leur position pour défendre leurs intérêts face aux ducs de Brabant, principalement lorsque ceux-ci avaient besoin du soutien financier de leurs sujets. Ces « aides » ou requêtes (‘beden’) ne leur étaient accordées qu’en contrepartie de promesses concrètes.  Celles-ci étaient consignées dans des privilèges importants tels les testaments de Henri II (1248) et Henri III (1261), la Charte de Cortenberg (1312), les chartes wallonnes (1314) et la « Joyeuse Entrée » (1356). Le pouvoir du souverain était progressivement restreint .

Comme en Angleterre, berceau de la démocratie moderne, il se créa un ‘système constitutionnel’[2]. Le ‘Privilège van den Ruwaert’ (4 mai 1421) et le ‘Nieuw Regiment’ (12 mai 1422) parachevèrent cette évolution. En 1422 le duché de Brabant avait acquis un système administratif qui commençait à ressembler à un régime parlementaire basé sur une responsabilité ministérielle envers une représentation nationale. Les Brabançons obtinrent même le droit de destituer un prince qui ne tiendrait pas les accords convenus… Tout laissait prévoir qu’il se développerait en Brabant une république indépendante comparable aux villes libres italiennes. Ce qui n’est pas arrivé.

 

Après la mort de la duchesse Jeanne (+ 1406), le Brabant va progressivement tomber aux mains d’une dynastie étrangère, celle des ducs de Bourgogne. Contrairement aux ducs brabançons, ce princes français de la maison des Valois dépendaient moins des apports financiers de leurs sujets. C’est qu’ils possédaient de vastes biens en Bourgogne même, mais en outre ils régnaient sur toute une série de principautés comme la Flandre, le Hollande, la Zélande, la Frise, Namur, le Hainaut, le Luxembourg. Les villes brabançonnes ne disposaient plus du même pouvoir qu’ils avaient eu sous les princes autochtones de la maison de Louvain. Le duc Philippe III le Bon (1430-1467) et ses successeurs ne ratèrent aucune occasion pour rétablir l’autorité princière. Le ‘Grand Duc de l’Occident’ résida plusieurs fois à Bruxelles. Les échevins locaux faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour retenir dans leur ville le Bourguignon et sa riche cour[3]. Ils pratiquaient une vraie politique  de prestige. Entre 1452 et 1460 ils firent construire au Coudenberg une ‘groote saele’ (salle d’apparat)[4]. En 1449 la municipalité désigna Jan van Ruysbroeck comme ‘meester van den steenwerke van den torre van der stad raithuse op de merct’ (responsable  des constructions de la tour de l’hôtel de Ville sur la Grand-Place)[5]. L’entrepreneur bruxellois couronna la tour d’une aiguille élégante. A partir de 1435 les échevins bruxellois disposaient d’un peintre attitré: Roger de la Pasture, originaire de Tournai. A Bruxelles il traduisit son nom en Rogier van der Weyden (ca.1400-1464)[6].    

 

Après la mort de Marie de Bourgogne (1482) les Pays Bas - correspondant aux états européens actuels de Belgique, des Pays Bas et du Luxembourg - passèrent sous l’autorité des Habsbourg. Sous le règne de Charles Quint (1515-1555) Bruxelles devint le centre d’un vaste empire ‘où le soleil ne se couchait jamais’ (Allemagne, Autriche, Italie, Espagne et un nombre de territoires d’outre-mer). Depuis 1531, la cour et l’administration centrale résidèrent à Bruxelles. Les arts y connurent un grand essor. Surtout les sculpteurs et les tapissiers (‘leegwerckers’) étaient d’un niveau artistique supérieur. On trouve aujourd’hui encore des tapisseries bruxelloises et de retables en bois dans de nombreux musées, églises et palais tant à l’intérieur qu’à l’étranger. Les sciences s’épanouirent également. Le Bruxellois Andreas Vesalius (+1564) est considéré être le fondateur de l’anatomie moderne[7].

 

4.3 Réformation et Reconquista

 

Au début du 16e siècle la Réforme, originaire d’Allemagne et de Suisse, s’insinua dans les Pays Bas. A Bruxelles, les partisans de la réforme étaient nombreux. Charles Quint (1515-1555) et plus  encore son fils Philippe II (1555-1598) sévirent contre les ‘protestants’[8]. Les habitants des Pays-Bas, épris d’indépendance, répugnèrent au fanatisme religieux de Philippe II éduqué en Espagne. Les lourds impôts et surtout l’évincement de la noblesse autochtone par les  Espagnols ne faisaient qu’aggraver  le mécontentement.

Finalement il y eut un soulèvement contre la couronne espagnole. Les habitants des Pays-Bas - même ceux qui n’étaient pas Brabançons – se réclamaient expressément des privilèges brabançons qui stipulaient que les sujets ne doivent pas obéir aux princes qui n’observent pas les conventions. Les Habsbourg espagnols furent chassés et Philippe II destitué (‘Placcaet van Verlatinghe)[9]. Alexandre Farnèse réussit à reconquérir les Pays-Bas Méridionaux – coïncidant grosso modo avec la Belgique et au Luxembourg actuels - (1585). Les Pays-Bas septentrionaux (l’état actuel de Pays Bas) ne pouvait plus être soumis par l’Espagne. Leur indépendance fut scellée dans le Traités de Westphalie (1648) et elles devinrent une république marchande dominée par la Hollande. L’essor de ce territoire était dû en bonne part aux calvinistes qui avaient fui le Brabant et la Flandre.

 

Après 1585 les Pays-Bas Méridionaux furent à nouveau administrés par l’Espagne. Les archiducs Albert et Isabelle (1598-1633) extirpèrent les derniers vestiges de la Réforme[10]. La contre-réforme catholique triompha , principalement grâce au soutien de l’ordre des Jésuites. A Bruxelles et ailleurs s’érigeaient d’élégantes églises baroques.. Après la mort d’Isabelle (1633) les Pays-Bas Méridionaux furent simplement administrés depuis Madrid par le truchement de gouverneurs et gouverneurs-généraux. Dans l’administration centrale, la langue véhiculaire était le français, parfois même l’espagnol.

 

Au cours du 17e siècle, les Pays-Bas Méridionaux pâtirent fortement de la politique impérialiste de la France. Depuis toujours ce pays essayait de devenir la puissance européenne par excellence. Il cherchait l’extension de son territoire et entra  en conflit avec ses voisins : au Nord (les Pays Bas) à l ‘Est (Alsace-Lorraine) et au Sud (Italie-Espagne).

La ville de Bruxelles paya un lourd tribut aux sévices de la guerre. En août 1695, le roi de France Louis XIV fit bombarder Bruxelles. Au cours de ce bombardement - que Napoléon qualifiera de ‘aussi barbare qu’inutile’- le quartier de la Grand-Place fut ravagé par le feu. De nombreuses œuvres d’art et d ’importantes fractions des archives communales furent détruites.

 

4.4. Les Lumières

 

Depuis 1713, les Pays-Bas Méridionaux ressortirent à  la branche autrichienne de la dynastie des Habsbourg[11]. En 1745, la France envahit à nouveau les Pays Bas Méridionaux. De 1745 à 1479 le territoire  fut administré depuis Paris. Les Autrichiens revinrent en 1749. Malgré toutes les guerres, les métiers artistiques produisirent encore des produits de qualité : des tapisseries, des dentelles, de la porcelaine, etc. Les carrosses de Bruxelles étaient fort appréciés. A Bruxelles, comme partout ailleurs aux Pays-Bas Méridionaux, le français jouissait d’une large estime. Le fossé entre la couche supérieure (francophone) et les bourgeois ordinaires se creusait de plus en plus. La francisation avait pour effet que d’importantes couches de la population étaient privées d’éducation et de formation.

 

Des intellectuels rationnels comme Verlooy se révoltèrent contre ce développement néfaste. Ils aspiraient à abolir les privilèges de la soi-disant élite et à établir une ‘démocratisation’ de la société. Ceci incluait la revalorisation du néerlandais. Verlooy  avait réalisé que les gens ne pourraient pleinement participer à la gestion et à la société que s’ils pouvaient le faire sans contrainte dans leur propre langue. En d’autres termes : il y avait pour lui un lien indissoluble entre la revalorisation de la langue et de la culture autochtone - visées nationalistes par excellence - et la démocratisation de la société. Verlooy - et bien d’autres avec lui - comptait sur le support d’un souverain éclairé (aufgeklärt) tel que Joseph II. Le 4 août 1785 Verlooy  interpella directement l’empereur autrichien. Il défendit devant le Habsbourg la thèse         que la revalorisation du néerlandais était la condition sine qua non pour faire réussir les réformes rationnelles de l’empereur[12]. Trois ans plus tard, Verlooy exposa ses idées dans la fameuse Verhandeling…[13].

 

En 1793-1794, les sans-culotte prirent Bruxelles  et le restant des Pays Bas. Le territoire fut intégré dans la République Française. Les institutions de l’Ancien Régime furent abolies. Un nouveau système administratif les remplaça. Il n’y avait plus de place pour le néerlandais. Entre 1793 et 1815 les Français menèrent une politique systématique de francisation dans l’ensemble des Pays-Bas Méridionaux[14].

 

La bataille de Waterloo (1815) mit un terme à l’occupation française. Les alliés - la Prusse, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche - décidèrent de réunir pour la première fois depuis 1585 les Pays-Bas  septentrionaux et méridionaux. Le Royaume des Pays-Bas créé en 1815 devait devenir un puissant état tampon contre la  France impérialiste[15]. Le roi Guillaume I se trouva à la tête du Royaume Uni des Pays Bas. Ce roi faisait preuve d’une grande vision, mais d’une diplomatie assez variable. Son intention était de relever les Pays-Bas Méridionaux au niveau de la partie septentrionale. C’est pourquoi il accordait une attention particulière à l’enseignement. La langue du peuple - le néerlandais - devait redevenir la langue officielle ce qui provoquerait l’abolition des privilèges de la couche supérieure francophone.

Le Roi Guillaume et ses conseillers étaient conscients du caractère néerlandais de ce territoire. Des journaux tels que la Gazette des Pays-Bas[16] rappelaient que le néerlandais avait été la langue véhiculaire à Bruxelles depuis  des siècles. Apparemment la dissertation de Verlooy, imprimée en 1788 - 27 ans à peine avant l’entrée de Guillaume I dans les Pays-Bas Méridionaux - n’avait pas été lettre morte, bien au contraire ! En 1829 le professeur hollandais Schrant avait réédité l’ouvrage sous le titre Verhandeling op het niet achten der Moederlyke Tael in de Nederlanden, door een ‘Brusselsch advocaat[17].  L’instauration d’une Belgique indépendante(1830) mit un terme brutal à la politique de revalorisation du néerlandais.

 

4.5.  L’idéologie linguistique belge

 

Après 1830 les nouveaux détenteurs du pouvoir se voyaient confrontés à la question de savoir quelle langue allait être utilisée pour l’administration du nouvel état. J.F. Willems rappela au ministre Van de Weyer le caractère historiquement néerlandophone de Bruxelles. Même sous la menace des baïonnettes des sans-culotte, les Bruxellois avaient continué à  défendre leur langue maternelle[18]. En 1859, C. Serrure publia une étude ‘Sur l’usage de notre langue maternelle à Bruxelles par le passé’[19]. S’appuyant sur ses propres recherches dans les archives, il en arriva à constater que Bruxelles avait été durant des siècles une ville néerlandophone. Après Serrure, l’intérêt pour ce sujet semble avoir diminué. Pendant longtemps, il n’a plus paru aucune étude sur la situation linguistique dans le capitale des Pays-Bas.

 

Il ne faut pas s’en étonner. Dans la nouvelle Belgique, le français donnait le ton. La suprématie de cette langue n’était pas contestée, même pas par le Mouvement Flamand naissant. A mesure que celui-ci se renforçait, les francophones voyaient leurs privilèges menacés. Cela faisait croître l’intérêt pour la situation linguistique dans les anciens Pays-Bas. Tant l’historien Godefroid Kurth que l’avocat Jacques des Cressonnières traitèrent abondamment de ‘la question des langues’[20]. Dans son Histoire de la Belgique, Henri Pirenne prêta également attention à cette question[21].

 

Le propos de ces francophones était fort conditionné par l’idéologie linguistique belge. En fait, ils essayaient de légitimer la position privilégiée de la bourgeoisie francophone en Belgique néerlandophone. Ce n’est pas par hasard que ces publications ont paru vers 1900, précisément au moment que la Belgique vivait un revirement décisif. Les néerlandophones n’acceptaient plus la position dominante du français dans toute la Belgique[22].

 

En gros la thèse de Kurth, Des Cressonnières  et Pirenne revenait à ceci : Sous l’Ancien Régime les gens  n’avaient pas à pâtir de ‘mesquines disputes linguistiques’. Les Pays-Bas Méridionaux connaissaient une ‘liberté linguistique’ maximale. Le français pouvait se développer sans contrainte puisque les simples gens parlaient l’un des innombrables dialectes flamands. Le français n’était-il pas, depuis toujours, la langue par excellence  non seulement dans l’administration mais également dans la vie culturelle et spirituelle. Non pas parce que le français était la langue des détenteurs du pouvoir, bien au contraire ! Le français n’avait prévalu que grâce à ses qualités intrinsèques. Le français n’était-il pas - au dire des protecteurs de l’idéologie linguistique belge - une langue supérieure et universelle. Le ‘flamand’, lui, n’était qu’un micmac, un fouillis de dialectes abjects. Il n’était que logique que cette langue supérieure ait évincé l’inférieure. Bref, il s’était produit un procès tout à fait naturel, procès qu’il ne fallait perturber à aucun prix. De là qu’il fallait une ‘liberté linguistique’ aussi grande que possible. Des lois linguistiques n’étaient pas acceptables. Jusque là le raisonnement de la bourgeoisie francophone belge. Quelques années plus tard, certains auteurs iraient encore plus loin en affirmant sans plus que la position inférieure des Flamands était la conséquence fatale de ‘qualités raciales inférieures’[23].

5. Etudes sur l’emploi des langues à Bruxelles.

 

Kurth, Pirenne et Des Cressonnières  traitaient toujours de la situation linguistique dans l’ensemble des Pays-Bas Méridionaux. L’évolution historique de l’emploi des langues à Bruxelles n’est mentionnée que sporadiquement dans leurs publications.

 

Avant 1979 il n‘y avait qu’une poignée de publications spécifiquement consacrées à la situation linguistique à Bruxelles avant 1794. Elles étaient principalement dues à des philologues. Nous avons déjà mentionné le travail de C.Serrure, basé sur les documents archivés. Plus récemment, le sujet a été traité par Desiderius Stracke, Maurits Sabbe et Karel Hemmerechts[24]. Leur attention ne portait pas sur l’emploi des langues dans des pièces officielles mais sur la vie littéraire de la capitale.

 

En 1934, Maurits Sabbe écrivit : ‘Ce qui frappe, en considérant la vie littéraire à Bruxelles au fil des siècles, c’est d’une part la continuité ininterrompue de l’activité littéraire parmi les Bruxellois de naissance, et ce depuis le 13e siècle jusqu’au 19; d’autre part il y a le manque total de Bruxellois de naissance à pratiquer les lettres françaises avant le 19e siècle. Marnix (van Sint-Aldegonde) est pour ainsi dire le seul Bruxellois à avoir une place dans la littérature française, encore que son œuvre littéraire en néerlandais soit également importante. En outre il était né de parents wallons’[25]. Par le passé, Bruxelles avait donné à la littérature néerlandaise toute une série de chefs-d’œuvre. Aux 17e et 18e siècles, la vie littéraire avait décliné. Sabbe basait ses affirmations principalement sur des témoignages de contemporains. Les auteurs de l’époque, poètes et rhétoriqueurs, ne cessaient de se plaindre du peu de prestige du ‘Neder-Duytsch’ (bas-thiois). L’article de Sabbe a confirmé un nombre de gens dans leur interprétation assez unilatérale de la Verhandeling… de Verlooy. Beaucoup étaient convaincus que dès le 17e siècle le rôle du néerlandais à Bruxelles était en grande partie déjà  joué. Cependant, quiconque se donne la peine de fonder une recherche sur l’emploi des langues dans les pièces officielles, en arrive bien vite à une tout autre conclusion.

 

Il est d’ailleurs irresponsable de juger de l’usage des langues dans une ville au vu de la qualité de la vie littéraire. Ce ne sont pas les textes littéraires qui fournissent les informations nécessaires pour une étude de l’usage linguistique d’une ville, mais bien plus les pièces administratives. Elles étaient en effet rédigées par les bourgeois pour les bourgeois. Serrure avait déjà réalisé que les pièces d’archives étaient la source la plus indiquée pour  l’étude  de l’usage des langues par une population. Il n’ pas été suivi pour autant. Ce n’est qu’en 1951 qu’une nouvelle étude basée sur des pièces administratives a vu le jour, à savoir le travail de A.Cosemans[26]. Cet historien n’a jamais examiné consciemment l’usage des langues dans un fonds d’archives donné suivant un projet préalable. Il travaillait dans les Archives Générales du Royaume. Pendant son travail d’inventaire il a pris note d’un nombre de données sur la situation linguistique dans les Pays-Bas Méridionaux.  Les résultats novateurs de cette recherche n’ont convaincu qu’un petit nombre de spécialistes. Dans les écoles et dans les vulgarisations il n’en était pas moins affirmé que Bruxelles fut francophone dès l’époque bourguignonne (1406-1482).

 

5.1. Il y a erreur !

 

Moi aussi, j’entendis encore, en 1968, ce message au collège Saint-Jean-Berchmans à Bruxelles. Plus tard, j’ai fait des recherches, dans le cadre de mon mémoire de licence et de ma thèse de doctorat sur les ducs Jean I (1267-1294) et Jean II (1294-1312), non seulement dans les archives des institutions centrales du Brabant, mais également dans celles d’églises et de couvents et dans celles de villes centrales du Brabant. En faisaient partie les cartulaires (livres de privilèges) de la ville de Bruxelles. Il s’agit là de plus de 20 manuscrits du 14e et du 15e siècles. C’est là que les clercs scabinaux de Bruxelles avaient consigné les actes les plus divers ayant quelque intérêt que ce soit pour l’administration de la ville. Ces textes ne proviennent pas seulement des échevins, régisseurs, mais aussi  de ducs de Brabant et de Bourgogne. Même des chartes de souverains étrangers tels que les archevêques de Cologne, les comtes de Flandre, les ducs de Hainaut et les princes-évêques de Liège se trouvent consignées dans ces cartulaires.

 

Compte tenu de ce qui m’avait été enseigné dans les cours d’histoire, je m’attendais à trouver des masses de pièces en français dans ces cartulaires bruxellois ainsi que dans les archives de la corporation des tisserands, des métiers, des églises, des couvents des maisons-Dieu et des hôpitaux. La vérité était toute autre. Même dans la période bourguignonne, pratiquement toutes les pièces étaient rédigées soit en latin, soit en néerlandais médiéval. Dans les archives de Bruxelles ne se trouvait qu’un nombre restreint de textes en français. Il était évident qu’il fallait douter de l’exactitude des idées reçues, comme quoi Bruxelles aurait déjà été francophone sous les Bourguignons. A ce moment-là, il n’était pas possible de creuser le problème. Ce n’est qu’après la soutenance de ma thèse de doctorat en 1977 que j’ai lancé un contrôle systématique de l’ emploi des langues dans les fonds archivistiques de Bruxelles. Dans une première phase (1977-1978) l’étude s’est concentrée sur les documents bruxellois datant d’avant 1500.

 

 

 

 

Paul De Ridder Brussel&Firenze

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